Les dernières élections américaines l’ont démontré : QAnon gagne du terrain aux États-Unis. Et même en Europe, au gré du mouvement antimasque. Des chercheurs remarquent que les adeptes des théories du complot font preuve de « ferveur religieuse » et que leur endoctrinement est difficile à briser. Mais des remèdes existent. Un dossier de Nicolas Bérubé

Lorsqu’une personne adhère au mouvement antisémite QAnon voulant que le monde soit secrètement contrôlé par une cabale sanguinaire composée des Clinton, de Bill Gates et de l’élite d’Hollywood, elle fait beaucoup plus que tomber dans un univers parallèle où les faits n’ont plus d’importance. Elle vit un éveil religieux.

Il y a une ferveur chez les gens qui se font happer. C’est rare de voir un engouement aussi fort en dehors d’un mouvement religieux.

Edwin Hodge, sociologue à l’Université de Victoria

Comme les religions, QAnon a beaucoup à offrir, notamment un soutien et un esprit de camaraderie, une identité, des croyances prédéterminées et un plan à suivre pour mener une vie bonne et repousser l’incertitude et l’angoisse.

Tant que cette croyance n’a pas d’impact néfaste dans le monde réel, on peut toujours l’ignorer, dit M. Hodge. « Le problème, c’est que QAnon a un impact néfaste dans le monde réel. »

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Militant QAnon lors d’un rassemblement de partisans du président Trump à Wilkes-Barre, en Pennsylvanie, en août 2018

Aux États-Unis, des milliers d’adhérents au mouvement manifestent pour exiger la fin de l’obligation du port du masque et de la distanciation sociale — au moment où la pandémie de la COVID-19 qui a tué plus d’un quart de million d’Américains fait rage. Endoctrinés avec de fausses informations sur la vaccination, les membres du mouvement propagent sans relâche leur peur des futurs vaccins contre le coronavirus autour du monde.

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Un partisan de Qanon fait un discours lors d’un rassemblement pro-Trump à Phoenix, en Arizona, le 5 novembre dernier.

Plus tôt cette année, le FBI a signalé que les adeptes de QAnon étaient susceptibles de commettre des actes de terrorisme intérieur. En avril, les autorités ont arrêté une femme de 37 ans, adhérente de QAnon, qui avait fait le voyage de l’Illinois à New York armée d’une douzaine de couteaux dans le but de tuer Joe Biden.

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Marjorie Taylor Greene, au centre, militante ouvertement adepte de QAnon qui vient d’être élue 
à la Chambre des représentants

Le mouvement est si important qu’il aurait contribué à faire mentir les sondeurs à la récente élection présidentielle. Des chercheurs ont en effet remarqué que Trump avait mieux fait que prévu au Wisconsin, au Michigan et en Ohio, trois États où l’activité des adhérents de QAnon — peu susceptibles de répondre aux sondages — est la plus forte. Les électeurs de la Géorgie ont confié, avec une majorité écrasante de voix, un siège à la Chambre des représentants à Marjorie Taylor Greene, ouvertement adepte de QAnon.

Soumission autoritaire

Il est difficile de savoir comment réagir devant ce phénomène. Certains se disputent avec des conspirationnistes sur les réseaux sociaux, ou leur envoient des liens prouvant qu’ils ont tort.

Bob Altemeyer, professeur de psychologie de l’Université du Manitoba à la retraite et coauteur du nouveau livre Authoritarian Nightmare, note que les adeptes de QAnon — et les partisans de Trump en général — ont aspiré toute leur vie à idolâtrer un leader fort, puissant et impitoyable. La science a montré que ces gens obtenaient des résultats très élevés aux tests de personnalité qui mesure la soumission autoritaire.

Ce sont des personnes très dogmatiques, qui refusent de changer leurs croyances même lorsque les fondements de ces croyances ont été totalement détruites. Ils sont extrêmement ethnocentriques et nourrissent des envies irrésistibles d’être acceptés par leur groupe et de rester solidaires, quoi qu’il arrive.

Bob Altemeyer, professeur de psychologie à la retraite de l’Université du Manitoba

Edwin Hodge note que rester assis et ne rien dire n’est plus envisageable. « Même si nous ne sommes pas directement confrontés à des personnes qui ont été victimes de la pensée conspiratrice de QAnon, nous pouvons toujours exprimer notre opposition à cette pensée. »

Prendre directement à partie les adeptes n’est pas nécessairement une bonne idée. « Le problème avec l’affrontement direct, c’est que ceux qui croient aux complots sont souvent peu disposés à envisager des points de vue difficiles à entendre. Dans certains cas, nos efforts pour corriger la désinformation peuvent se retourner contre nous. »

Les traitements

Dans plusieurs cas, ce sont les enfants des personnes adhérant à des théories du complot qui ont réussi à leur faire remettre en question leurs croyances, au prix de beaucoup de patience et d’une grande écoute.

C’est le cas de Cindy Schmidt, partisane de Donald Trump qui adhérait avec virulence aux idées conspirationnistes, et qui a changé d’idée après avoir eu des discussions avec ses enfants.

« Mes fils et mes petites-filles ont été très gentils et patients, a dit Mme Schmidt sur les ondes de MSNBC. Ils m’écrivaient : “As-tu lu cet article ? Que penses-tu de cela ?” Ils n’étaient pas du tout condescendants, ils ne me jugeaient pas, ils n’ont pas dit : “Maman, t’es tellement…”, vous savez ? Ils étaient très gentils. Et il est devenu clair pour moi qu’il y avait une autre façon de voir les choses. »

Les racines de la question se trouvent dans les sources d’information que les personnes radicalisées consomment. Il est possible de changer les choses, avec de la patience et de l’encouragement, plutôt qu’avec un esprit d’affrontement, dit Edwin Hodge.

Il faut traiter la radicalisation pour ce qu’elle est : une crise de santé mentale.

Edwin Hodge, sociologue à l’Université de Victoria

« Nous pouvons encourager les gens à prendre du recul par rapport aux sources de radicalisation, poursuit-il, comme leurs plateformes de médias sociaux, pour aider à réduire le volume de contenu conspirationniste qu’ils consomment. La radicalisation, la pensée conspiratrice, est un processus, et ce processus doit être maintenu dans le temps pour être efficace. Si nous pouvons limiter ou même rompre l’exposition au contenu radical, nous pouvons commencer à aider des personnes qui ont été aspirées par ces croyances. »

Pour Bob Altemeyer, il est du devoir des médias d’analyser et d’expliquer pourquoi les théories du complot ne tiennent pas la route, plutôt que d’éviter le sujet complètement.

« Il faut continuer à creuser et montrer les trous qui existent dans ces fantaisies, dit-il. Mais cela ne fonctionnera pas à tous coups. Par exemple, les partisans de Trump qui croient que Joe Biden a volé l’élection ne sont pas sur le point de changer d’avis. Ils ont été vaccinés contre la découverte de la vérité pour le reste de leur vie. »

Suite logique de Fox News

Jason Stanley, professeur au département de philosophie de l’Université Yale et auteur du livre How Fascism Works, remarque que le phénomène auquel on assiste est en gestation depuis longtemps aux États-Unis.

« Fox News et tous les médias qui entourent le Parti républicain ont créé une sphère d’informations “alternatives” et propagent des théories du complot depuis des années, dit-il. N’oublions pas que Donald Trump a lancé sa carrière politique sur le dos de théories du complot racistes sur le lieu de naissance du président Obama. »

M. Stanley cite l’exemple d’une campagne de militants d’extrême droite qui s’opposaient à ce que la charia, la loi islamique, soit appliquée au Texas il y a quelques années, même si cela n’avait jamais été envisagé.

Dans ce cas comme dans bien d’autres, des politiciens républicains et commentateurs conservateurs ont utilisé cette peur irrationnelle pour accroître leur sphère d’influence. Maintenant, QAnon a rassemblé plusieurs éléments et offre une vision unifiée.

Jason Stanley, professeur de philosophie à l’Université Yale

M. Stanley souligne que, pour la première fois, deux élus républicains à la Chambre des représentants cet automne se réclament du mouvement QAnon et adhèrent ouvertement aux théories du complot raciste.

L’histoire de l’autoritarisme montre que les théories du complot sont tenaces, même quand les enjeux sont élevés. M. Stanley cite l’exemple de patients malades de la COVID-19 dans des hôpitaux au Dakota du Sud qui sont en colère contre le personnel soignant et refusent de croire en l’existence de la maladie jusqu’au moment où elles rendent l’âme.

« Cela rappelle les Allemands qui refusaient de croire que l’Allemagne était en train de perdre la Seconde Guerre mondiale jusqu’au jour où les soldats de l’Armée rouge se sont retrouvés devant leur maison. Cela peut sembler nouveau, mais lorsqu’on étudie l’autoritarisme à travers l’histoire, on voit constamment des comportements semblables. »

• 56 %

Pourcentage de républicains qui estiment que les théories du complot de QAnon sont « vraies en totalité ou en partie », selon un sondage Daily Kos/Civiqs réalisé cet automne

• 12 millions

Nombre de tweets faisant référence à QAnon diffusés dans le monde jusqu’ici cette année. En 2017, 5 millions de tels tweets avaient été répertoriés.

La COVID-19, carburant pour QAnon en Europe

Avec une hausse marquée de la propagation du nouveau coronavirus, l’Europe vit une hausse des mesures restrictives… et aussi des manifestations des antimasques.

France, Italie, Allemagne, Suisse, Royaume-Uni, Belgique… Alimentés par les fausses informations partagées sur le Net, les organisateurs de ces manifestations laissent rapidement voir des couleurs complotistes dans leur discours.

PHOTO VADIM GHIRDA, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Manifestation de partisans de QAnon à Bucarest, en Roumanie, le 10 août dernier

« Derrière tous les médias, derrière toutes les sociétés pharmaceutiques, derrière toutes les décisions qui sont prises, on retrouve toujours une seule et même fondation : celle de Bill et Melinda Gates. Et là, excusez-moi, mais il y a un gros conflit d’intérêts », a expliqué Barbara Désirant, organisatrice d’une manifestation en Belgique, à la chaîne RFI, reprenant les thèmes du discours popularisé par QAnon

Et ce n’est pas un hasard si l’on trouve des gens réceptifs au discours complotiste de QAnon dans chaque pays ou chaque culture, signale Edwin Hodge, sociologue à l’Université de Victoria.

QAnon est l’une des théories du complot les plus adaptables que j’aie jamais rencontrée. Le mouvement semble présent partout, que ce soit auprès des groupes de milices d’extrême droite, des forums antigouvernementaux, des chrétiens évangéliques ou des groupes New Age, antivaccins et antimasques sur Facebook.

Edwin Hodge, sociologue à l’Université de Victoria

Les chercheurs croient que l’instabilité et l’anxiété provoquées par la pandémie de COVID-19 agissent comme catalyseurs et font grimper la popularité de QAnon, dont les théories complotistes apportent une explication à ces maux. Des chercheurs européens ont recensé 450 000 membres de pages ou de groupes QAnon dans les médias sociaux à travers l’Europe.

En France, environ 20 % de la population serait d’accord avec les théories du complot de QAnon. Et jusqu’à 40 % des Français disent qu’ils refuseraient de se faire vacciner s’il y avait un jour un vaccin contre la COVID-19, selon une étude de la fondation Jean-Jaurès.

PHOTO LENA MUCHA, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Le 20 septembre dernier, des manifestants défilent à Düsseldorf, en Allemagne, pour dénoncer les mesures de santé publique face à la COVID-19 ; certains affichent leur allégeance à QAnon.

Les experts attribuent cette méfiance envers la vaccination en partie au fait que les effets ravageurs des pandémies des siècles derniers ne sont plus d’actualité dans les pays riches. On oublie par exemple que la variole a tué 300 millions de personnes, dont de nombreux enfants, au XXe siècle, avant la découverte d’un vaccin. C’est cinq fois plus de victimes que celles de la Seconde Guerre mondiale.

« L’idée que la vaccination est un mal pire que la maladie qu’elle prétend prévenir s’installe plus facilement, affirmait récemment Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch, sur France Inter. Parce que, d’une certaine manière, les épidémies ne font plus peur parce qu’elles ne font plus de morts. »

Paradoxalement, des adeptes de l’extrême droite soutiennent désormais que les mesures pour endiguer la COVID-19 ne sont plus nécessaires, car des vaccins prometteurs semblent sur le point d’être approuvés. Le président Donald Trump se fait d’ailleurs le porte-étendard de cette position.

Stéphane Bancel, PDG de la société américaine Moderna, qui met au point un vaccin contre la COVID-19, a mis en garde contre cette approche. Dans une allocution, jeudi, il a rappelé que la vaccination n’était pas une « panacée » et que les mesures d’hygiène et de distanciation sociale étaient plus importantes que jamais.

« Dans certains endroits, vous voyez des gens dans des foules qui n’ont pas de masque, ou qui mangent au restaurant sans masque. Je ne comprends pas. Cela n’a aucun sens à mes yeux. Vous allez être infecté. Ce n’est qu’une question de temps. »