La défaite de Donald Trump à l’élection présidentielle ne signifie en rien que ses idées et ses façons de faire vont passer à la trappe de l’histoire. Nombre d’analystes préviennent que son impact sur le pays et ses institutions sera durable et donnera beaucoup de fil à retordre au camp démocrate.

Une fête de courte durée ?

Les critiques du président américain Donald Trump célébreront sans doute avec enthousiasme en janvier le départ de la Maison-Blanche devant découler de sa défaite annoncée.

La fête risque cependant d’être de courte durée puisque le politicien controversé, avec l’aide inconditionnelle du Parti républicain, a laissé en quatre ans une profonde empreinte sur la société américaine qui risque de se faire rapidement sentir, notamment sur le plan institutionnel.

« Avec Donald Trump, tout est réduit à des considérations partisanes. Il n’y a aucune notion de service public détaché de toute allégeance politique », relève Lawrence Douglas, professeur de droit rattaché à l’Amherst College, au Massachusetts, qui s’inquiète tout particulièrement de l’héritage juridique du président.

La confirmation, en pleine campagne électorale, de la nomination de la juge Amy Coney Barrett à la Cour suprême a reçu beaucoup d’attention puisqu’elle est venue sceller le virage à droite du plus haut tribunal du pays.

Le Sénat, sous la gouverne du leader de la majorité républicaine, Mitch McConnell, a aussi approuvé en cours de mandat la nomination de centaines de juges fédéraux, poussant le système judiciaire dans une direction « extrêmement conservatrice », ajoute M. Douglas.

Ça pourrait avoir pour conséquence de rendre très difficile l’adoption des solutions dont nous avons besoin pour des problèmes sociaux importants.

Lawrence Douglas, professeur de droit rattaché à l’Amherst College, au Massachusetts

Le professeur évoque à titre indicatif la possibilité que la Cour suprême invalide prochainement l’Obamacare et prive des millions d’Américains d’assurance maladie.

Jason Stanley, professeur de philosophie à l’Université Yale, craint l’effet combiné potentiel du « militantisme juridique » des magistrats nommés depuis quatre ans et de l’attitude qu’aura le Sénat s’il demeure contrôlé par les républicains, ce qu’on ne saura pas avant la tenue en janvier en Géorgie du second tour de deux élections sénatoriales.

« Si les républicains conservent le Sénat, il n’y a rien qui va se passer pendant quatre ans sur le plan législatif. Si ce sont les démocrates, ils vont pouvoir faire adopter des réformes majeures, mais elles risquent ensuite d’être bloquées par les tribunaux », déplore M. Stanley.

Le sénateur Lindsey Graham, farouche partisan du président, a déclaré vendredi qu’il était prêt à collaborer avec Joe Biden en cas de victoire du candidat démocrate, mais rien ne garantit que ce sera le cas.

Les héritiers du président

Tom Rosenstiel, qui dirige l’American Press Institute, pense que Donald Trump a mis la formation républicaine à sa main pendant son mandat et risque de vouloir continuer à peser lourdement sur ses orientations, ce qui pourrait freiner un éventuel rapprochement avec l’autre camp.

Il a déjà parlé de la possibilité de créer sa propre chaîne de télévision pour assurer son rayonnement, mais le marché commence à être saturé.

Tom Rosenstiel, qui dirige l’American Press Institute

Lawrence Douglas estime que nombre de républicains seront tentés de se poser en héritiers du président et chercheront son aval, particulièrement s’il devient une figure influente dans les médias.

Ils risquent, note le professeur de droit, de vouloir s’inspirer de l’approche transgressive et brutale de Donald Trump, qui a fait selon lui du mensonge un véritable « principe de gouvernance ».

« Je ne pense pas que d’autres politiciens puissent tenter la même chose et s’en tirer », dit M. Rosenstiel, qui évoque le caractère beaucoup plus posé de Mitch McConnell, appelé à devenir le républicain « le plus puissant » si son parti contrôle le Sénat.

Les efforts du président pour jouer sur les tensions raciales et la sécurité – manifestes dans ses attaques contre le mouvement Black Lives Matter trouvent un écho auprès d’une partie importante de la population blanche et ont joué un rôle important dans le résultat serré de l’élection présidentielle, souligne M. Stanley.

Cet angle d’attaque demeurera conséquemment une avenue tentante pour d’éventuels successeurs, prévient l’analyste, qui ne voit pas d’embellie à l’horizon entre les deux partis.

Jennifer Kavanagh, de la RAND Corporation, pense qu’une approche plus conciliante de la part des républicains au Congrès envers une administration démocrate pourrait favoriser une baisse de tension dans les médias qui pourrait faciliter à son tour une baisse de tension sociale.

L’analyste Jennifer Kavanagh estime que le clivage de la société américaine, qui a commencé bien avant l’arrivée de Donald Trump, ne disparaîtra pas avec son départ éventuel, pas plus que les problèmes de désinformation qui ont contribué au phénomène.

Elle ajoute que le lourd bilan de la pandémie de COVID-19 aux États-Unis a pesé dans les intentions de vote de personnes qui ont été directement touchées, mais n’a pas eu d’effet sur nombre de partisans du président convaincus par ses affirmations quant au caractère relativement bénin du virus.

La décision des réseaux sociaux de bloquer les allégations de fraude électorale lancées cette semaine par le président témoigne de leur volonté de jouer un rôle plus actif dans la lutte contre la désinformation, mais beaucoup reste à faire, indique l’analyste, qui voit la montée du mouvement conspirationniste QAnon comme un indicateur de l’importance criante du problème.

M. Rosenstiel note que la défiance des républicains envers les médias traditionnels a été exacerbée durant la présidence de Donald Trump et qu’il sera conséquemment très difficile de renverser la tendance et de favoriser un dialogue social constructif entre gens d’allégeances politiques contraires.

Selon un récent sondage Gallup, 73 % des démocrates disent avoir confiance dans les médias de masse, comparativement à 10 % des républicains.

« Il y a un écart idéologique qui ne va pas disparaître avec le départ de Donald Trump. C’est difficile d’avoir un espace public commun pour discuter si les gens ne se basent pas sur des faits convergents », conclut M. Rosenstiel.

Le précédent italien

Un richissime homme d’affaires habitué à traiter avec les médias fait le saut en politique et réussit à séduire une partie importante de l’électorat en se posant, avec un franc-parler revendiqué, en défenseur du peuple face à une élite corrompue et déconnectée.

Le scénario a des airs de déjà vu en Italie, où Silvio Berlusconi s’est imposé pendant des années comme une figure incontournable de la vie politique du pays, occupant à trois reprises le poste de premier ministre.

PHOTO TIZIANA FABI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Silvio Berlusconi

Giovanni Orsina, un universitaire italien qui a écrit un ouvrage de référence sur le berlusconisme, note que l’ex-dirigeant a chamboulé les façons de faire dans son pays et a laissé une trace durable, offrant une perspective inusitée sur ce qui pourrait arriver aux États-Unis après le départ du président Donald Trump.

Les deux hommes, souligne le spécialiste, ont en commun notamment leur capacité à mobiliser une partie de l’électorat qui est désenchantée des institutions et considère traditionnellement les politiciens avec dédain.

Si vous vous adressez à eux de façon idéologique, vous allez les rebuter. Berlusconi était très habile pour présenter des choses politiques de manière apolitique.

Giovanni Orsina, universitaire italien qui a écrit un ouvrage de référence sur le berlusconisme

Le politicien italien usait, pour ce faire, d’un langage coloré, parfois vulgaire, qui était novateur dans les années 90, mais apparaît aujourd’hui « presque sophistiqué » par rapport aux formules utilisées par le président américain, relève-t-il.

« Berlusconi a contribué à rabaisser le niveau de la bataille politique, en en faisant quelque chose d’apparemment moins sérieux », tout en poursuivant un programme précis de libéralisation économique proche de ce que défendaient Ronald Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni, note M. Orsina.

Ses efforts pour courtiser une partie de la population hostile à la politique ont fonctionné, mais ont paradoxalement eu pour effet de miner plus encore la confiance envers les élus et d’amplifier la division, ouvrant la voie à l’apparition subséquente de formations populistes comme le Mouvement 5 étoiles, aujourd’hui au pouvoir dans une coalition avec le Parti démocrate, lui-même issu d’une alliance entre Parti communiste italien et de la démocratie chrétienne.

Contrairement à Donald Trump, l’ex-premier ministre offrait une vision positive de la mondialisation à ses débuts et évitait de stigmatiser les immigrants, souligne M. Orsina.

Il s’est cependant associé chemin faisant avec des formations comme la Ligue du Nord qui préconisent une approche plus répressive, contribuant à la légitimation de leurs idées et à l’émergence d’une rhétorique parfois ouvertement raciste.

Donald Trump, note l’universitaire italien, a réussi comme Berlusconi avant lui à « créer un lien fort » avec un bloc social de gens qui se sentent fragilisés économiquement et voient l’égalité pour tous comme une menace.

« Je ne sais pas comment ce bloc va continuer à s’exprimer après le départ de Trump, mais il est clair qu’il témoigne d’une profonde division sociale […] Ces gens sont très en colère et le Parti démocrate ne sait pas comment leur parler », dit M. Orsina.