(TUCSON, Arizona) Les démocrates n’ont remporté l’Arizona qu’à deux reprises depuis… 1948 ! Mais le château fort des républicains pourrait causer la surprise cette année. Les deux camps sont à égalité dans cet État en pleine mutation, raconte Yves Boisvert.

Comment l’Arizona se tourne vers Biden

PHOTO ROBYN BECK, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des républicains appelant à voter Joe Biden manifestent entre les véhicules pris dans un bouchon de circulation, durant l’heure de pointe, à Tucson, le 16 octobre.

Pendant que Donald Trump organisait une rencontre avec la communauté hispanique de Phoenix, le mois dernier, Yasser Sanchez faisait installer des panneaux en bordure des autoroutes.

« Le 3 novembre 2020, ADIOS TRUMP – Les Latinos d’Arizona. »

En soi, qu’un groupe de Latinos attaquent un candidat républicain, ce n’est pas particulièrement original.

Sauf que le commanditaire de ces panneaux est Yasser Sanchez, un républicain de longue date. Il a passé les 10 dernières années à inciter les électeurs latinos à voter pour le Parti républicain. Il a travaillé avec Mitt Romney, dont il partage la foi mormone, avec John McCain et avec la sénatrice Martha McSally – d’abord représentante, puis élue au siège de McCain en 2019. Et comme la communauté hispanique représente environ le tiers de la population, ça compte. De fait, il a gagné ses élections localement.

Mais tout ça, c’est fini. Sanchez, avocat en immigration, est un de ces « républicains pour Biden ».

« Je viens d’un milieu très libéral, mais la question de l’avortement m’a fait passer dans le camp conservateur », me dit-il au téléphone.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE FACEBOOK DE LA SANCHEZ IMMIGRATION LAW FIRM

Sur cette photo publiée le 19 octobre, Yasser Sanchez, républicain de longue date, prend la parole lors d’un rassemblement pro-Biden, à Tucson, en Arizona.

« Ressortez les discours de Ronald Reagan ou de Bush père et fils ; ces gens-là aimaient les immigrants, ils voulaient les aider à s’intégrer. George Bush fils n’était pas parfait, mais il parlait de “conservatisme compassionnel’’. Chez Romney, chez McCain, il y avait un discours sur l’immigration, il y avait une place pour les Latinos.

« Puis, petit à petit, j’ai vu les extrémistes prendre de la place dans le parti. Un discours de plus en plus hostile aux immigrants, le mouvement nativiste qui parlait de plus en plus fort. J’ai voulu quitter le parti, mais John McCain me disait toujours : il faut se battre de l’intérieur, il faut faire ce combat.

« Et quand Trump est arrivé, c’était fini. Les extrémistes avaient gagné. Pourquoi ? Parce que les modérés en avaient assez de perdre après deux mandats d’Obama. Ils trouvaient que les médias allaient toujours pencher du côté démocrate, qu’ils ne jouaient pas franc jeu. Les gens comme Romney et McCain, décents, respectueux, à la fin ils ont perdu. 

Ça prenait une bête, quelque chose pour détruire les démocrates. Et c’était Donald Trump. Mes amis dans le parti avaient la même opinion sur Trump, comme bien des républicains. Mais ils disaient : “Je m’en fous, il faut les détruire’’. Et ç’a fonctionné…

Yasser Sanchez, républicain de longue date

Déjà en 2016, tout en travaillant encore pour McCain, MSanchez n’a pu se résoudre à voter ni pour Trump ni pour Clinton.

« Ce n’est pas moi qui ai quitté le Parti républicain, c’est le parti qui m’a quitté. Trump ne reflète pas mes idées, mes valeurs, il a traité les immigrants mexicains de violeurs, de tueurs et de criminels, et il veut qu’on vote pour lui ? Il n’a aucun programme, il déclenche des guerres commerciales avec le Canada. Vous voulez rire ? Il annule des traités commerciaux avec l’Asie et commence à négocier avec la Chine, donc sans pouvoir de négociation. Il fait n’importe quoi, sa politique, c’est ce qu’il tweete. »

Pour lui, aucun doute : Biden va gagner l’Arizona, une première depuis la courte victoire de Clinton en 1996. Autrement, le dernier candidat démocrate à remporter l’État était Harry Truman, en 1948. La sénatrice McSally, une ancienne pilote de chasse, est en sérieuse difficulté d’après les sondages. L’astronaute et ancien pilote de navettes Mark Kelly la devance aussi sérieusement.

« Pouvez-vous imaginer un président républicain sortant battu en Arizona ? Il n’y a aucun chemin vers la Maison-Blanche si ça arrive. »

Un État qui se transforme

PHOTO ROBYN BECK, AGENCE FRANCE-PRESSE

Une militante démocrate fait du porte-à-porte à Phoenix pour inciter les résidants à voter pour Joe Biden à la présidentielle du 3 novembre.

Parmi les gestes de Donald Trump pour exciter ses fidèles, il y eut le pardon présidentiel offert à l’ex-shérif Joe Arpaio, du comté de Maricopa (englobant Phoenix).

Après 24 ans d’allégations d’abus de fonds publics et d’incompétence, le « shérif le plus dur des États-Unis » avait été condamné pour outrage au tribunal, ayant procédé à des détentions illégales d’immigrants mexicains, qu’il appelait des « rassemblements », et dont il se vantait. Il a tenté d’obtenir l’investiture républicaine en 2018 pour un poste de sénateur, mais sans succès. Cette année encore, à 88 ans, il a tenté de récupérer son poste de shérif, mais a aussi perdu l’investiture.

PHOTO ADRIANA ZEHBRAUSKAS, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Joe Arpaio, l’ex-shérif du comté de Maricopa, dans son autocar, à Scottsdale, Arizona, le 23 juillet, alors qu’il faisait campagne afin de récupérer son ancien poste, en vain.

À côté de ce cliché du Sud-Ouest, qui a fait la manchette beaucoup trop souvent, un autre Arizona émerge, et ce n’est pas une bonne nouvelle pour Trump. S’il a gagné l’État en 2016, ce n’était pas par une énorme marge (1,25 million contre 1,16 million pour Clinton).

« L’Arizona a déjà été beaucoup plus démocrate, mais il y a une quarantaine d’années, une vague de migrations de retraités du Midwest a changé la donne, me dit Leila Counts, organisatrice démocrate à Tucson, une ville réputée progressiste. Ce qu’on voit maintenant, ce sont de jeunes familles de Californie ou de la Nouvelle-Angleterre qui arrivent, et ils ont tendance à voter davantage pour les démocrates. »

Un de ces nouveaux venus s’appelle Zack Benedict. Il arrive avec sa femme de Boston. Ils n’ont pas 30 ans. Je l’ai rencontré à l’entrée du parc de canyons Sabino, où il allait s’entraîner. Il veut se qualifier pour les championnats du monde de demi-Ironman.

« On est venus ici pour la météo, mais aussi le coût de la vie. Une maison que je paie 450 000 $ en banlieue de Boston me coûte 250 000 $ ici. »

Son cas politique est exotique.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Zack Benedict et sa femme ont quitté Boston pour le soleil et le bas coût de la vie de Tucson.

Tu ne trouves pas beaucoup plus libéral que Boston. J’ai voté Clinton en 2016. Mais là… Je ne sais pas. Biden a tellement de difficulté à s’exprimer. Il me semble qu’on ne peut pas l’avoir comme porte-parole. Mes amis me disent que Kamala va être la vraie personne responsable, mais même là… Ma femme et mes parents sont vraiment fâchés, mais je vais voter Trump.

Zack Benedict, nouveau résidant de Tucson, qui habitait Boston auparavant

En tout cas, voilà un de ces couples qui expliquent l’écart spectaculaire entre les intentions de vote des femmes et des hommes aux États-Unis – souvent de 20 points.

Comment expliquer l’écart ?

« Quand on est une femme, c’est plus difficile d’ignorer la manière dont Donald Trump parle des femmes, dit Leila Counts. On a toutes subi ça à un degré ou un autre et ça vient nous chercher. J’ai des amies républicaines qui tentent de le justifier, ou de ne pas en tenir compte, mais d’autres vont voter pour Biden à cause de ça. »

Les démocrates voient en l’Arizona un des trois sièges prenables pour regagner la majorité au Sénat.

PHOTO CARLOS BARRIA, ARCHIVES REUTERS

Les pancartes électorales « Latinos for Trump » étaient légion, lors du rassemblement tenu par Donald Trump, à l’aéroport régional de Prescott, en Arizona, le 19 octobre.

Ce n’est pas pour rien si Trump, mais aussi Mike Pence et toute la famille Trump multiplient les visites dans l’État. On met de l’avant ces « Latinos pour Trump » – ils étaient mis en évidence au rallye de Tucson lundi.

Les républicains jouent sur la famille, la religion et la liberté politique pour les attirer. Mais autant les immigrants mexicains ne votent pas tous en bloc, autant « les Latinos » est un groupe beaucoup plus complexe qu’on veut le dire. La réalité des Cubains de Miami ou des exilés vénézuéliens, qui ont fui des régimes autoritaires socialistes, n’est pas la même que celle des Mexicains, etc. Les nouvelles générations adoptent aussi des comportements électoraux différents. « J’ai vu plusieurs jeunes hommes se dire pro-Trump, c’est une façon aussi de s’intégrer, de se dire américains, de se distinguer de leurs parents », dit M. Sanchez.

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Tom French vient porter les macarons de campagne qu’il a lui-même fabriqués au quartier général démocrate de Tucson. «Tucson » écrit en cactus jaunes « pour Biden ».

Un naturel pour lui, puisqu’il est le propriétaire d’un site de revente de matériel politique américain, USAmericana.com.

« Ma plus belle pièce ? Une affiche “wanted’’ pour les assassins du président Lincoln. Ça vaut 125 000 $. Mais elle n’est pas à vendre, celle-là. »

Il a des macarons de tous les candidats et présidents, des cuillers, des affiches et même un gobelet de café utilisé par le candidat Reagan, quand il était gouverneur de la Californie.

Ce démocrate de très longue date n’a carrément pas voté en 2016. Allergique à Trump, mais pas tellement plus chaud pour Hillary. « Elle manque d’intégrité politiquement. Elle a voté pour la guerre en Irak et a changé d’idée seulement quand c’est devenu impopulaire. Je ne voulais rien savoir. » L’homme appuyait Bernie…

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Tom French n’a pas voté en 2016, mais cette année il travaille à faire sortir Donald Trump.

Biden va gagner, je vous le garantis. Les gens vont voter cette fois. Tout le monde réalise que Trump est un menteur, un imposteur et qu’il n’a eu aucun leadership pendant la pandémie.

Tom French, partisan démocrate de Tucson

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L’organisatrice démocrate Leila Counts modère son optimisme. « Ça va bien, les sondages sont bons, les démocrates votent par anticipation en masse, mais les républicains vont voter le jour du vote. Ce n’est pas joué.

« Il y a des signes. Mon père a 78 ans, c’est un républicain depuis toujours, et il a voté Trump en 2016. Il allait faire la même chose jusqu’au débat. Il était sous le choc. C’était une honte pour lui. Il faut dire qu’il a le cerveau un peu lavé par Fox News. Mais là, il le voyait sans filtre. Il ne votera pas Biden. Mais il ne votera plus pour Trump. »

La fameuse femme de banlieue

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Jessica Poppe et son chien Søren à Glendale, en banlieue de Phoenix

Habilement camouflé dans un habit de banlieusard, je l’attendais en bordure du stationnement immense du Loews de Glendale, en Arizona. C’est une banlieue de Phoenix, 250 000 personnes, classe moyenne.

Au bout d’une demi-heure, elle est apparue. Aussi blanche que la fumée de la cheminée du Vatican quand un nouveau pape est élu. Pas de doute, c’était bien elle. La femme blanche de banlieue ! Celle dont les sondeurs nous disent qu’elle va décider de l’issue de l’élection présidentielle.

Jessica Poppe sortait du centre de jardinage avec des dalles. Elle est la mère de trois adolescents. Elle travaille dans le domaine de la santé, à « essayer d’aider les gens à s’y retrouver. Et mon rêve, c’est que mon job disparaisse, qu’on ait un système de santé universel. »

Inutile de dire qu’elle va voter Biden.

Vous savez ce qui me manque le plus d’Obama ? C’est que certains jours, je ne pensais pas du tout à lui. Honnêtement, je n’en peux plus. Trump a tout politisé. La santé publique est devenue politique. Le service postal est politique ! Même la météo, quand un ouragan ne fait pas son affaire. Et à la longue, tout ça use la confiance de tout le monde dans les institutions du gouvernement, et c’est peut-être exactement ce qu’il veut.

Jessica Poppe, résidante de Glendale, Arizona

Elle n’était pas plus Trump en 2016, mais elle vivait en Illinois. C’est une de ces migrantes de l’intérieur.

 – Et votre chien, il s’appelle comment ?

 – Søren

 – Søren ?

 – Comme Kierkegaard. C’est un chien très philosophe.