(Columbia, Géorgie) Ça s’appelle « Satilla Shores ». Imaginez une banlieue upper middle class. De grandes pelouses. De larges maisons « ranch » des années 70. Une sorte de Boucherville au couvert végétal trois fois plus vaste.

Pas loin d’ici, le fleuve Satilla, qui serpente paresseusement dans le sud de la Géorgie, vient finir son ouvrage dans l’Atlantique. C’est un pays humide, de marais, de ruisseaux et d’eaux gluantes.

Ici est mort assassiné Ahmaud Arbery, 25 ans, au mois de février. Tué par balles. Les deux accusés sont un ancien policier de l’endroit, Gregory McMichaels, 64 ans, et son fils Travis, 34 ans.

PHOTO FOURNIE PAR REUTERS

Ahmaud Arbery

Au départ, les McMichaels ont été libérés, les procureurs estimant qu’ils faisaient une « arrestation citoyenne » ayant mal tourné. La définition de la « légitime défense » a été étirée dans de nombreux États depuis 30 ans, et devinez qui en paie le prix ?

Une vidéo, des articles du New York Times et deux procureurs plus tard (l’État de Géorgie a dû se saisir du cas, vu les conflits d’intérêts locaux), les deux McMichaels ont été accusés de meurtre. Plus un troisième type ayant filmé le tout. La Géorgie est l’un des quatre États n’ayant pas de loi contre les « crimes haineux », mais un joggeur noir non armé, tué par des Blancs dans une embuscade de sécurité, comment appelle-t-on ça ? D’autant que des commentaires racistes ont été enregistrés.

Des vidéos de surveillance ont montré Arbery sur le chantier d’une maison en construction, où rien n’a été volé.

Ahmaud, ancien joueur de football, était un coureur et joggait souvent dans les environs.

Il semble qu’une vague de vols ait été signalée. Et que ce serait l’une des raisons pour lesquelles les McMichaels patrouillaient.

Rien ne relie Arbery à ces crimes. Mais même si c’était le suspect… Comment justifier ce genre d’opération ? Il n’y a pas une vraie police pour s’en occuper ?

Selon bien des gens ici, c’est un lynchage des temps modernes, tout simplement. Un suspect noir peut être exécuté sommairement…

***

Un retraité tondait son gazon. Je ne savais même pas que « ça » s’était passé en face. Je me suis garé.

« Tu es journaliste ? Comment tu fais pour être journaliste ? J’avais du respect pour Fox News, mais quand je les ai vus débarquer sur les terrains, quand j’ai vu tous ces gens-là… »

Il ne voulait rien savoir, rien dire. Après les 200 journalistes, il y a eu les marches, les veillées, les manifestations. Il n’était pas là quand c’est arrivé. Il n’a rien vu. Juste des journalistes stationnés tout autour, à brûler les gazons.

Finalement, on a parlé presque une demi-heure.

« Ma voisine, c’est une femme au grand cœur, elle accepte qu’ils viennent mettre des fleurs, quatre mois plus tard. Moi, je ne voudrais pas. Écoute, je n’ai pas acheté un cimetière ! Mon voisin avait six offres pour sa maison, il en reste une. La valeur a baissé de 15 %, des gens disent 20 %. »

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Des fleurs ont été laissées à la mémoire d'Ahmaud Arbery, près de l'endroit où il a été tué par balles en février dernier.

Lui, c’est un ingénieur civil. Retraité. Son dernier ouvrage, c’est le pont qui enjambe le fleuve, juste un peu plus loin. Il en est fier.

« Il y a tellement de choses qui se disent, ce sont des mensonges partout. »

Il ne veut pas me dire son nom. Pas de photo. Il est dégoûté de tout ce qui se passe. On ne respecte plus rien. On casse tout.

« Je les vois arriver, les gars, avec des Corvette à 150 000 $. J’ai vu ça, ben oui, ça vient manifester ici, ça joue les victimes, mais à la fin, qui va payer pour la casse, hein ? Tu peux casser les vitres que tu veux, personne ne va t’arrêter, c’est ça maintenant. Qui défend la loi et l’ordre ? Boy, je ne voudrais pas faire ta job. »

***

« Aucune nation ne s’est élevée si Blanche et si Juste, aucune n’a été si exempte de crime », peut-on lire sur le monument blanc immaculé au centre d’Augusta, 250 kilomètres au nord. Il est orné de figures de généraux confédérés et ne sera peut-être pas ici l’an prochain.

Remarquez, depuis le temps que dure le débat sur les monuments, l’État a pris les choses en main : aucun monument ne peut être démantelé sans la permission du gouvernement de l’État.

De l’autre côté du fleuve Savannah, il y a North Augusta. On est en Caroline du Sud.

Ici, un petit obélisque dans un joli parc manucuré rend hommage à un dénommé Meriwether, fermier blanc mort dans une rixe en 1876. Mort pour « les idéaux de la civilisation anglo-saxonne ».

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

À North Augusta, un petit obélisque rend hommage à un dénommé Meriwether, fermier blanc mort dans une rixe en 1876.

Le passant distrait ne voit pas trop de quoi il s’agit.

En fait, dans ces évènements, ce jour-là, six Noirs ont été abattus et, dans les jours qui ont suivi, une centaine d’Afro-Américains ont été assassinés. On a appelé ça le « massacre de Hamburg ». L’opération armée visait à empêcher les nouveaux affranchis de voter.

Pas un mot là-dessus n’est gravé sur le monument.

***

Le midi, Ashley Paulk, troisième du nom, vient manger à l’ombre des grands arbres d’un parc historique. L’ingénieur termine un repas de chez Chick-fil-A, nouvelle chaîne géorgienne de poulet.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Ashley Paulk III

Il a grandi dans la Géorgie rurale.

***

« Le racisme, c’est un poison, et il se dilue lentement à chaque génération », me dit-il.

Il coule dans un ruisseau, dans une rivière, dans un fleuve, dans le fleuve Satilla, qui entre très lentement dans l’océan…

« C’est encore là, c’est évident, même si c’est plus dilué. Mon grand-père était carrément raciste. Il utilisait le mot avec un N. Il a vécu les années 20, 30, il y avait des gens nés esclaves, c’était la ségrégation encore. C’était encore le temps des lynchages. Mon père n’était pas comme ça, mais il avait des préjugés. Moi, dans mon école, c’était 50-50 Blancs et Noirs. Et, oui, je suis un Blanc privilégié. Bien sûr que je crois à ça, le privilège blanc. Mon père était un homme d’affaires, il m’a acheté une auto, nous a envoyés à l’université. C’est quoi, tes chances, si tu es un Afro-Américain ? Oui, certains ont des moyens, mais c’est la minorité. C’est ça, le white privilege. Et le racisme dans le système, il est là, partout.

« Ce monument, pourquoi tu penses qu’ils l’ont construit ? C’est un avertissement aux Noirs. Aux gens du Nord. C’est comme ça que ça se passe ici, voilà le message. Et à Augusta, c’est la face nord du monument qui parle d’un pays “blanc”. Pourquoi tu penses ? Le hall de mon université, Clemson, honore un suprémaciste blanc. Je suis d’accord : il faut enlever tout ça. C’est le minimum. Mais on n’a rien réglé, une fois qu’on a fait ça. »

Il m’explique qu’il est chrétien et que toute sa philosophie est imprégnée de l’idée que nous sommes tous imparfaits, « pécheurs ». Il est membre du conseil d’une école privée qui recrute 90 % d’élèves afro-américains, avec des bourses, etc.

Trump ? Il est, selon lui, un hypocrite qui dit des choses horribles. « Quand je l’ai vu avec la Bible devant l’église à Washington, je me suis dit : “Quel idiot !” »

Mais… il croit en un système de faibles impôts. Il est contre le droit à l’avortement.

« Pour qui allez-vous voter ?

— Je n’ai pas le choix : je vais voter pour lui. »