La scène, filmée par un passant, a des airs funestes de déjà-vu.

Un homme noir, plaqué au sol. Menotté. Pas armé. Immobile. Un policier blanc pose son genou sur son cou.

L’homme noir gémit, au bord de l’asphyxie. Le policier, impassible, l’ignore.

« Please, please. I can’t breathe. »

« S’il vous plaît, s’il vous plaît. Je ne peux pas respirer. »

Des mots qui font écho à ceux d’Eric Garner, cet Afro-Américain mort le 17 juillet 2014 aux mains de policiers new-yorkais, dont les dernières paroles, exactement les mêmes, sont devenues un cri de ralliement du mouvement Black Lives Matter.

« I can’t breathe », répète-t-il.

Il ne peut pas, non.

Puis il ne peut plus.

Il s’appelait George Floyd. Il avait 46 ans. Il avait été arrêté lundi soir à Minneapolis après un appel au 911 d’un employé d’une épicerie qui le soupçonnait d’avoir payé avec un faux billet de 20 $.

Moins d’une heure et demie plus tard, il était déclaré mort.

« Crime » officiellement reproché ? La contrefaçon.

« Crime » qui lui a valu de mourir comme tant d’autres avant lui ? Être Noir en Amérique.

***

« Être Noir en Amérique ne devrait pas être une condamnation à mort », a déclaré le maire de Minneapolis, Jacob Frey.

Ce ne devrait pas, non. Et pourtant, près de 60 ans après que Martin Luther King eut rêvé d’une Amérique délivrée de ses démons racistes, ce l’est trop souvent encore.

Ce n’est pas nouveau. C’est même très vieux. Ce qui est nouveau depuis quelques années, c’est que ces « bavures » sont plus souvent filmées, exposées au grand jour et dénoncées. 

Devant la vidéo virale d’un homme noir à l’agonie sous le genou d’un policier, l’indignation devient aussi virale. Il devient plus difficile de détourner le regard.

À la suite de la mort de George Floyd, la haute-commissaire de l’ONU aux droits de la personne, Michelle Bachelet, s’est dite consternée de devoir ajouter le nom de cet homme à une liste déjà trop longue de « meurtres d’Afro-Américains non armés commis par des policiers américains et des justiciers autoproclamés ». Il faut que ça cesse, a-t-elle dit, pressant les autorités américaines de prendre des mesures sérieuses pour y arriver.

Pendant ce temps, à la Maison-Blanche, celui qui devrait être le premier à regarder la réalité en face et à veiller à ce que ça cesse fait exactement le contraire. Plutôt que de dénoncer haut et fort la violence policière, le président Trump a jugé bon de condamner d’abord et avant tout la colère de ceux qui s’en indignent. Dans un tweet enfreignant les règles de Twitter relatives à la glorification de la violence, il a même menacé d’avoir recours à la violence à leur endroit.

PHOTO KEREM YUCEL, AGENCE FRANCE-PRESSE

Un protestataire face à des policiers du Minnesota lors d'une manifestation, à Minneapolis, contre la mort de George Floyd

Il y a moins d’un mois, devant des manifestants prodéconfinement au Michigan, dont certains portaient des croix gammées, des drapeaux confédérés et des armes d’assaut, il semblait beaucoup plus empathique et compréhensif. « Ce sont des gens très bien, mais ils sont en colère. Ils veulent retrouver leur vie, en toute sécurité ! Regardez-les, parlez-leur, concluez un accord avec eux », conseillait-il sur Twitter à la gouverneure du Michigan, qui avait dénoncé la manifestation.

Vendredi, après une autre nuit d’émeutes à Minneapolis, le message était bien différent. « Ces VOYOUS déshonorent la mémoire de George Floyd, et je ne laisserai pas cela se produire », a-t-il dit en offrant au gouverneur du Minnesota l’aide des militaires et en menaçant les manifestants qui font du pillage d’être mitraillés.

Deux colères, deux mesures, donc. Une manifestation d’Américains blancs armés qui veulent « retrouver leur vie » en pleine pandémie, même si cela met en péril la vie des autres, ne serait qu’une saine manifestation de colère de « gens très bien ». Mais une manifestation multiethnique de citoyens en colère à la suite d’une bavure raciste, qui exigent que la vie d’un Noir ait la même valeur que celle d’un Blanc, est réduite à une manifestation de « voyous » qui font du pillage.

Ce « deux poids, deux mesures » ne fait que confirmer de façon tragique la raison d’être du mouvement Black Lives Matter. 

Que George Floyd ait été tué pour une affaire mineure de contrefaçon dans le contexte d’une pandémie qui a coûté la vie à 1 Afro-Américain sur 2000 témoigne de façon terrifiante du peu de cas que l’on fait de la vie des Noirs aux États-Unis, soulignait dans le New York Times Keeanga-Yamahtta Taylor, professeure d’études afro-américaines à l’Université de Princeton.

Que les gens, accablés par le Grand Confinement, rêvent de revenir à la vie « normale » est tout à fait légitime. Mais, comme l’a noté vendredi l’ex-président Barack Obama, on doit se rappeler que, pour des millions d’Américains, être traités différemment à cause de la couleur de leur peau est « tragiquement, douloureusement, fâcheusement “normal” ». Que ce soit dans le système de santé, dans le système de justice, en faisant son jogging dans la rue ou en observant des oiseaux à Central Park…

Ou même en faisant son topo en direct à la télé, pourrait-on ajouter, après avoir vu ce reporter noir de CNN arrêté et menotté alors qu’il couvrait les émeutes de Minneapolis, tandis qu’un collègue blanc a pu continuer sans être inquiété par qui que ce soit. 

Que ce journaliste ait été arrêté avant même que le policier qui a maintenu son genou sur le cou de George Floyd le soit est tristement révélateur d’une anormale normalité.

En pleine pandémie, la cruauté de cette « normalité » qui donne à croire que certaines vies américaines valent moins que d’autres est encore plus frappante. Au moins 23 000 citoyens afro-américains ont été emportés par la COVID-19 ce printemps. Leur taux de morts presque trois supérieur à celui des Blancs n’est pas étranger aux inégalités sociales qui rendent les communautés noires plus vulnérables à la maladie.

Ça, c’était sous les conditions de distanciation physique les plus strictes. Imaginez maintenant une fois que l’on ramènera les choses à la « normale », écrit la professeure Taylor. « Il est certain que la violence d’État n’est pas l’apanage de la police. »

« Je ne peux pas respirer », a dit George Floyd, avant de mourir.

Il n’est pas le seul. L’Amérique « normale » de 2020 est en effet irrespirable.