(New York) Incroyable, mais vrai : à moins d’un changement de dernière heure, les électeurs du Wisconsin, État du Midwest placé en confinement le 24 mars dernier, seront appelés aux urnes mardi. En pleine pandémie de coronavirus.

L’occasion ? Une primaire démocrate opposant Joe Biden à Bernie Sanders et quelques élections locales, dont l’une mettra en jeu un siège à la Cour suprême du Wisconsin détenu par un juge ultraconservateur.

Kristin Watkins a l’impression d’avoir déjà assisté à ce film.

« Les parallèles sont inouïs », a dit à La Presse cette spécialiste des pandémies, qui a étudié les élections américaines de 1918 tenues pendant la grippe espagnole, responsable de la mort de 675 000 personnes aux États-Unis seulement.

« Vous avez des gens qui se croient résistants au virus. Ils disent : ‟Je ne l’attraperai pas, j’ai été déclaré négatif deux fois.” Bien sûr, il n’y avait pas de tests en 1918. Mais la mentalité est la même. »

Précision importante : comme en 1918, de nombreux électeurs du Wisconsin se priveront de leur droit de vote plutôt que de se rendre en personne dans les bureaux de scrutin, dont le nombre a été réduit en raison de la démission de travailleurs d’élection effrayés par le coronavirus.

Ces derniers jours, le gouverneur démocrate du Wisconsin, Tony Evers, a demandé le report du scrutin ou l’assouplissement des règles entourant le vote par la poste. Mais le Parlement à majorité républicaine refuse de changer la date du vote et demande même à la Cour suprême des États-Unis de bloquer un changement de dernière minute aux règles sur le vote par anticipation.

« Des centaines de milliers de travailleurs continuent d’aller à leur travail chaque jour, remplissant des rôles essentiels dans notre société. Il ne fait aucun doute qu’une élection est aussi importante que d’aller chercher des plats à emporter », ont soutenu les dirigeants républicains du Parlement dans une déclaration commune.

PHOTO ZHIHAN HUANG, ASSOCIATED PRESS

Le maire de Milwaukee, Tom Barrett, est allé voter par anticipation samedi. Il s’est assuré de demeurer le plus éloigné possible du scrutateur à qui il a remis son bulletin.

Un avant-goût de novembre

Avant d’examiner les motifs de ces républicains, une parenthèse s’impose : le bras de fer actuel au Wisconsin est un avant-goût des batailles que se livreront démocrates et républicains d’ici à l’élection présidentielle du 3 novembre, sur laquelle planera le spectre du coronavirus.

Il faut d’abord rappeler que les États-Unis ont déjà tenu des élections présidentielles dans des circonstances extrêmement difficiles qui ont suscité des craintes. Les critiques d’Abraham Lincoln l’ont soupçonné de vouloir prendre pour prétexte la guerre de Sécession pour annuler le scrutin de 1864. La même accusation a été formulée à l’encontre de Franklin Roosevelt pendant la Seconde Guerre mondiale. Le premier a tranché : « L’élection est une nécessité. » L’autre a dit, à propos des colporteurs de rumeurs sur l’annulation de l’élection de 1944 : « Tous ces gens n’ont pas lu la Constitution. Je l’ai lue. »

Même si les critiques de Donald Trump le croient capable du pire, Kristin Watkins est convaincue que l’élection présidentielle de 2020 aura lieu à la date prévue, pandémie ou non.

La question est de savoir si le scrutin se déroulera d’une façon qui est sûre pour les gens.

Kristin Watkins, experte qui a étudié les élections américaines de 1918 tenues pendant la grippe espagnole

À cette fin, les démocrates de la Chambre des représentants ont notamment proposé de dégager un budget de 2 milliards de dollars pour étendre à tous les États le vote par anticipation par la poste. Donald Trump s’est opposé à cette mesure et à d’autres semblables en disant tout haut ce que plusieurs de ses alliés républicains pensent tout bas.

« Si on acceptait [ce que proposent les démocrates], on n’aurait plus aucun élu républicain dans ce pays », a-t-il déclaré lundi dernier sur Fox News.

Et pourquoi donc ? Le président républicain de la Chambre de l’État de Géorgie a répondu de façon explicite à cette question récemment en justifiant son refus d’envoyer à chaque électeur un bulletin de vote par anticipation.

« Ce serait extrêmement dévastateur pour les républicains et les conservateurs de Géorgie. Chaque électeur inscrit recevrait un de ces [bulletins de vote]. Cela hausserait certainement le taux de participation », a dit David Ralston.

Profiter de la pandémie ?

L’idée selon laquelle une participation électorale élevée nuit aux républicains n’est pas nouvelle. Elle a mené les républicains de plusieurs États à adopter des lois dont l’objectif officiel est de combattre la fraude électorale, mais dont l’effet réel est de réduire la participation des populations les plus vulnérables, qui ont tendance à voter pour le Parti démocrate. Le Wisconsin est à l’avant-garde de ces efforts.

Et les républicains de cet État sont aujourd’hui accusés de vouloir profiter de la pandémie – et d’une participation électorale moins élevée – pour favoriser la réélection du juge Daniel Kelly. Tout en rejetant cette accusation, ils reprochent au gouverneur démocrate d’avoir trop attendu pour demander le report du scrutin (tous les autres États qui devaient tenir des primaires en avril les ont remises à plus tard).

Mais il demeure que ce sont ces mêmes républicains qui ont fait appel à la Cour suprême des États-Unis pour invalider la décision d’un juge qui a prolongé jusqu’au 13 avril la date où l’État du Wisconsin peut recevoir par la poste les bulletins de vote par anticipation.

En attendant, personne ne sait combien d’électeurs se rendront aux urnes mardi au Wisconsin. Mais les experts en santé publique et plusieurs maires de l’État craignent le pire.

Et Kristin Watkins a une impression de déjà-vu.

« J’ai étudié ce qui s’est passé pendant la grippe espagnole de 1918 à Red Cloud, au Nebraska. Les autorités ont levé la quarantaine qui était en vigueur depuis cinq semaines et ont permis des rassemblements pendant cinq jours avant les élections de mi-mandat. Elles ont remis en place la quarantaine après le vote, mais sa levée temporaire a coûté la vie à des milliers de personnes dans l’ensemble du pays », rappelle celle qui est aujourd’hui directrice des bourses dans un collège de Colorado Springs. 

Le Wisconsin échappera-t-il à ce sort ? Le fait que la question se pose semble dépasser l’entendement.