L’actualité politique américaine, particulièrement riche en rebondissements depuis que Donald Trump est arrivé au pouvoir, suscite bien des passions au sud de la frontière, mais cet engouement est loin d’être unanimement partagé.

Alors que le débat sur la procédure de destitution lancée par les démocrates fait rage, certains analystes du pays s’inquiètent de voir qu’un nombre important de leurs compatriotes cherchent à se préserver des nouvelles en ignorant les médias.

La chroniqueuse du Washington Post Margaret Sullivan a notamment sonné l’alarme à ce sujet la semaine dernière en prévenant que les Américains devaient « faire mieux ».

« C’est vrai, le flot de nouvelles est sans fin — épuisant même. C’est vrai aussi qu’il y a beaucoup de désinformation qui circule. Mais l’apathie — ou le fait de s’abandonner à un sentiment de confusion — est dangereuse », a relevé l’analyste.

Dru Menaker, directrice de PEN America, un groupe de défense de la liberté d’expression, lui a confié qu’elle était « terrorisée » de constater que l’idée de se détourner des nouvelles devenait une « réponse socialement acceptable » à l’heure actuelle.

La nature même de notre pays est en jeu et c’est précisément parce que les choses semblent nous submerger que nous avons l’obligation d’être attentifs à ce qui se passe.

Dru Menaker, directrice de PEN America

Le New York Times a relevé dans la même veine la semaine dernière que de nombreux Américains étaient « épuisés » par l’actualité politique et avaient décidé de « baisser les bras » plutôt que de s’investir plus à fond afin de comprendre ce qui se passe.

Le quotidien citait notamment un résidant de l’État de New York, Travis Trudell, qui disait n’avoir que faire de la tenue d’audiences publiques relativement à la procédure de destitution ciblant le président Trump.

L’homme a précisé qu’il avait cessé de suivre les nouvelles nationales, les jugeant « toxiques », « mentalement épuisantes » et propices aux conflits.

Pas un sentiment nouveau

Ce sentiment de fatigue n’a rien d’original, puisqu’une étude du Pew Research Center montrait déjà l’année dernière que près de 70 % des Américains jugeaient éprouvante la quantité de nouvelles auxquelles ils sont exposés.

L’importance réelle du mouvement de désengagement médiatique est plus difficile à déterminer, prévient Benjamin Toff, professeur de journalisme et communications rattaché à l’Université du Minnesota.

Certains indices « circonstanciels » suggèrent que la part de la population qui se coupe des nouvelles augmente, mais de manière plutôt marginale, relève-t-il.

Des données du Reuters Institute for the Study of Journalism indiquent que la proportion d’Américains qui s’efforcent « parfois ou souvent » d’éviter les nouvelles est passée de 38 % à 41 % depuis 2017. Le taux variait de 11 % à 56 % dans la quarantaine de pays considérés.

Selon M. Toff, la proportion d’Américains qui ne consomment carrément aucune nouvelle — ou tentent de le faire — est par ailleurs de près de 8 %, alors que la moyenne dans les pays occidentaux est plutôt de l’ordre de 3 %.

Les personnes concernées disent notamment que les informations relayées par les médias les dépriment ou évoquent le fait qu’il est devenu trop difficile de départager le vrai du faux dans le contexte actuel, marqué par une multiplication des sources et un fort clivage.

Si vous ne faites pas confiance à des sources, vous avez l’impression que le fardeau vous revient d’aller en consulter d’autres pour comprendre ce qui se passe. Les journalistes adorent faire ça, mais de nombreux Américains n’ont pas le temps ni l’énergie.

Evette Alexander, chercheuse de la Knight Foundation, qui finance des projets liés au journalisme

Mark Kingwell, professeur de philosophie à l’Université de Toronto, relève que le fractionnement du marché médiatique, l’émergence des médias sociaux et la multiplication des fausses nouvelles compliquent considérablement la donne pour les citoyens qui veulent s’informer correctement.

Les individus les plus polarisés politiquement vont s’enfermer dans une « bulle » en s’alimentant à quelques sources choisies en fonction de leurs convictions, mais d’autres risquent de devenir « fatigués » ou « cyniques » en cherchant à voir clair dans l’actualité, relève-t-il.

Jennifer Kavanagh, chercheuse rattachée à la Rand Corporation, relève que l’ère « post-vérité » actuelle est marquée par un profond manque de confiance envers les médias et les autorités.

« Alors que certaines personnes vont préférer s’accrocher à une source pour comprendre l’environnement, d’autres vont se dire qu’elles n’en croient aucune et vont se retirer », souligne-t-elle.

Ce désengagement médiatique, s’il s’accroît, peut devenir très problématique, puisque la démocratie a besoin de citoyens éclairés et engagés pour fonctionner, note M. Kingwell.

« L’autoritarisme n’aime rien de plus qu’un vacuum d’ignorance », prévenait Margaret Sullivan la semaine dernière.