La tempête qui a secoué Washington hier, à la suite de la publication d’une conversation téléphonique du 25 juillet dernier entre le président des États-Unis, Donald Trump, et le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, pourrait se résumer en un mot : pression.

Plus précisément : Donald Trump a-t-il exercé une pression financière sur le président Zelensky pour le pousser à déclencher une enquête sur le fils de Joe Biden, candidat favori au leadership démocrate, et servir ainsi ses intérêts politiques personnels ?

Et si oui, est-ce assez pour mener à la destitution du président ?

Voici, en trois questions, un décryptage de la conversation de tous les dangers.

1. Qu’est-ce que les deux présidents se sont dit exactement ?

« Les États-Unis ont été très très bons avec l’Ukraine » même si « cela n’a pas toujours été réciproque », souligne le président Trump après un premier échange de civilités.

Au moment de la conversation, les fonds d’un programme d’aide militaire américain pour l’Ukraine viennent d’être temporairement gelés. Fonds que Donald Trump n’évoque pas.

Mais dès que Zelensky l’assure de son entière collaboration, il lui demande une « faveur ». Dans un premier temps, il fait une allusion, difficile à décoder, aux interférences russes dans la campagne électorale de 2016 et au rapport du procureur spécial Robert Mueller, rendu public trois mois plus tôt.

Puis il passe rapidement à un autre sujet : la société Burisma, qui comptait Hunter Biden parmi les membres de son conseil d’administration. Et qui a fait l’objet d’une enquête n’ayant abouti à aucune accusation.

PHOTO MARTINEZ MONSIVAIS, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Hunter Biden, fils de Joe Biden 

Donald Trump fait ensuite référence à un ancien procureur général de l’Ukraine, Viktor Chokine, qui a été limogé – notamment à la demande de la communauté internationale, qui le jugeait complaisant envers le système de corruption en Ukraine.

Trump semble plutôt suggérer que Joe Biden a voulu le départ de ce procureur général pour protéger son fils. Et il demande à Zelensky d’appeler son avocat Rudy Giuliani et le procureur général des États-Unis, William Barr.

Puis il conclut : « Si vous pouviez regarder ça de près, quoi que vous fassiez avec le procureur général [Barr], ce serait formidable. »

Ce à quoi Zelensky répond : « Mon prochain procureur général me sera dévoué à 100 %. Nous enquêterons sur cette affaire. Je vous demanderais gentiment de me donner toute information dont vous disposez. »

2. Alors, pression ou pas ?

À aucun moment Donald Trump ne fait de lien direct entre l’aide financière à l’Ukraine et la réponse de l’Ukraine à la « faveur » demandée par le locataire de la Maison-Blanche.

Il ne dit pas : faites ceci et vous aurez cela.

Mais la séquence des sujets abordés lors de cette conversation donne cette impression, note Frédérick Gagnon, directeur de l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand de l’Université du Québec à Montréal. « Il parle de l’aide et, tout de suite après, il demande une faveur. »

La suggestion de parler avec Rudy Giuliani est significative, dit le chercheur. « Giuliani parle souvent du fils de Joe Biden, et on comprend qu’il s’agit du sujet qu’il va évoquer avec le président de l’Ukraine. »

Pour Daniel G. Caron, ancien ambassadeur du Canada à Kiev, cette conversation a un air de chantage. Surtout quand l’on connaît la position dans laquelle se trouve l’Ukraine.

Volodymyr Zelensky n’est au pouvoir que depuis deux mois quand il s’entretient avec le président Trump. Il a un programme ambitieux, et son pays est au bord de la faillite. Il a besoin d’aide internationale. Or, l’homme qui vient de prendre les rênes de la Banque mondiale, David Malpass, est un proche de Rudy Giuliani et de Donald Trump, souligne Daniel G. Caron.

Ce que je lis dans cette conversation, c’est du chantage : Tu veux de l’argent ? Tu vas me rendre service.

Daniel G. Caron, ancien ambassadeur du Canada à Kiev

Sa position de vulnérabilité, c’est peut-être aussi ce qui explique la flagornerie du président Zelensky, qui ne cesse de vanter Donald Trump, le félicitant pour son « talent et ses connaissances » et lui disant qu’il a suivi son exemple pour sa campagne électorale. À la fin de la conversation, il mentionne que, lors de son dernier séjour à New York, il a logé à la Trump Tower.

« Il beurre épais, on voit vraiment qu’il a besoin de quelque chose », dit Daniel G. Caron, professeur de sciences politiques à l’Université Laval.

Cela dit, en conférence de presse hier à l’ONU, Volodymyr Zelensky a dit n’avoir subi aucune pression de la part de son homologue américain. Et Donald Trump a passé la journée à minimiser l’importance de la procédure de destitution.

3. Mais est-ce suffisant pour faire destituer Donald Trump ?

Pas sûr, selon les observateurs de la politique américaine. Ce qui fait l’unanimité, c’est que les démocrates n’ont pas le choix d’aller de l’avant avec la procédure. S’ils reculaient maintenant, jugeant que la conversation n’était pas assez incriminante, ils paieraient un énorme prix politique.

La procédure de destitution est déclenchée par la Chambre des représentants, qui décide, après enquête et par une décision à majorité simple, s’il y a lieu de tenir un procès. Le procès, lui, se déroule au Sénat, qui doit rendre son verdict à une majorité des deux tiers. Et qui, contrairement à la Chambre des représentants, est dominé par les républicains.

En d’autres mots, pour en arriver à destituer Donald Trump, il faudrait que le camp républicain se détache de Trump. 

Pour Frédérick Gagnon, on est plus près de cette éventualité qu’au lendemain de la publication du rapport Mueller sur les ingérences russes.

D’abord, parce que la conversation est facile à comprendre, et que les enjeux sont clairs. Et aussi « parce que, cette fois, le président est impliqué personnellement ; il ne s’agit pas d’un conseiller, c’est lui qui tient le téléphone ».

Autre revirement qui pourrait nourrir le dossier en faveur d’une destitution : la plainte du lanceur d’alerte qui a déclenché cet « Ukrainegate » a été envoyée hier après-midi aux commissions du Congrès, qui devront enquêter sur cette affaire. Même si celle-ci ne devait pas être rendue publique, elle pourrait aggraver les accusations pesant contre le président Trump.

Et enfin, tout dépend de l’incidence que cette saga aura sur l’opinion publique dans les semaines et les mois à venir, signale Frédérick Gagnon. « Actuellement, note-t-il, le taux d’appui de Donald Trump est autour de 38 %. Si 10 à 15 % des Américains sont convaincus qu’il doit s’en aller, ça va devenir difficile pour les républicains de dire qu’il n’y a rien là ; ils risqueraient d’en payer le prix aux prochaines élections. »