NEW YORK — La scène ne se déroule pas dans une ville conservatrice du sud des États-Unis encore hantée par la ségrégation raciale. Elle se passe dans un des quartiers les plus progressistes et privilégiés de Manhattan.

Lors d’une assemblée publique, une femme blanche de l’Upper West Side (UWS) s’insurge à voix haute contre un plan destiné à mettre fin à un véritable apartheid dans les 16 écoles intermédiaires publiques de son district. Celui-ci inclut une partie de Harlem, quartier beaucoup moins favorisé que l’UWS – et peuplé majoritairement de Noirs. Le plan prévoit d’offrir 25 % des places dans les écoles les plus sélectives (et blanches) du district à des élèves qui ont des résultats inférieurs à leur niveau d’études en anglais et en mathématiques dans les examens de l’État.

À New York, les résultats de ces examens représentent souvent le critère d’admission le plus important aux écoles sélectives du niveau intermédiaire (de 10 à 14 ans) ou secondaire (de 15 à 18 ans).

« Le message que vous allez envoyer à l’enfant de 11 ans qui a travaillé d’arrache-pied pour aller dans l’école de son choix [et qui devra céder sa place], c’est qu’il ne recevra plus le même niveau d’éducation. La vie est chiante ! », s’exclame la femme en colère.

Un des directeurs d’école présents lui répond en rappelant que certaines familles de l’UWS dépensent 5000 $ en tutorat privé pour aider leurs enfants à se préparer aux examens de l’État.

Il y a des enfants qui sont énormément désavantagés. Et cela me heurte énormément qu’on puisse comparer ces enfants et dire : “Mon enfant qui est déjà avantagé a besoin de l’être encore davantage, il doit être tenu à l’écart de ces enfants.”

L’un des directeurs d’école de New York, lors d’une assemblée publique au printemps dernier

Un système à deux vitesses

La scène, qui s’est déroulée le printemps dernier, a fait l’objet d’une vidéo virale à New York. Elle donne une idée du défi qui attend le maire démocrate de la ville, Bill de Blasio, après le dépôt des recommandations d’un groupe consultatif pour diversifier les 1800 écoles publiques de New York, qui accueillent 1,1 million d’élèves.

PHOTO GRETCHEN ERTL, REUTERS

Bill de Blasio, maire de New York et candidat démocrate en vue de l’élection présidentielle de 2020

La situation est à la fois sérieuse et étonnante. New York présente l’image d’une ville progressiste, voire avant-gardiste. Mais ses écoles publiques font partie de celles où le problème de la ségrégation raciale est le plus grave aux États-Unis, selon une étude publiée en 2014 par l’Université de Californie à Los Angeles.

La situation ne s’est pas améliorée depuis. Et le problème ne découle pas seulement de la ségrégation résidentielle. Il tient aussi – et surtout – à la création d’un système d’éducation à deux vitesses. Système qui permet aux enfants les plus favorisés d’accéder de façon disproportionnée aux programmes pour élèves « doués et talentueux » au primaire et aux écoles dites sélectives au niveau intermédiaire ou secondaire.

Pour être admis dans un programme pour élèves « doués et talentueux », les enfants, parfois âgés de 4 ans, doivent passer un examen et décrocher une note de 97 % ou plus. Dans une ville où les Noirs et les Hispaniques représentent 65 % de tous les élèves inscrits à la maternelle, seulement 18 % d’entre eux se voient offrir une place dans un de ces programmes.

La situation n’est pas meilleure dans les écoles sélectives du secondaire. Seulement 16 % des élèves qui fréquentent ces écoles sont Noirs ou Hispaniques, alors qu’ils représentent 66 % de tous les élèves du niveau secondaire dans le réseau public de New York.

Et puis il y a les huit écoles secondaires dites « spécialisées », dont les admissions sont déterminées par un examen unique et très rigoureux. Le printemps dernier, la plus prestigieuse de ces écoles – Stuyvesant High School – a offert une place à seulement sept élèves afro-américains sur un total de 895. Les élèves blancs ou d’origine asiatique ont reçu 781 offres d’admission.

Le nœud du problème

Mis sur pied par Bill de Blasio, le groupe consultatif a recommandé il y a trois semaines le remplacement des programmes pour élèves « doués et talentueux » au primaire et l’élimination des critères d’admission pour les écoles sélectives au niveau intermédiaire ou secondaire.

Le maire de New York et candidat démocrate à la présidence refuse pour le moment de prendre position sur ces recommandations. Il sait bien que toute remise en question du statu quo fera bondir de nombreux New-Yorkais, dont plusieurs se considèrent comme progressistes.

Sophie Mode, militante au sein d’un groupe d’élèves new-yorkais appelé Teens Take Charge, en a long à dire sur ces progressistes.

« Ils envoient leurs enfants dans des écoles publiques. Ils sont mécontents de l’administration fédérale actuelle. Mais quand vient le temps de choisir ce qui est mieux pour leurs enfants et ce qui est mieux pour l’ensemble des enfants de couleur du système, ils vont choisir leurs propres enfants. Cela démontre bien le nœud du problème, à savoir que les idées progressistes sont différentes des actions progressistes », a confié l’élève de 11e année à La Presse.

Sophie Mode s’estime privilégiée. Née au sein d’une famille blanche de Brooklyn Heights, quartier cossu de Brooklyn, elle a fréquenté une école primaire publique dont l’Association des parents et des enseignants (PTA) jouissait d’un budget annuel de 1 million de dollars provenant de dons de parents. Budget qui servait notamment à financer des activités parascolaires.

Budget qui représente une autre facette de l’apartheid scolaire à New York.

« Cela démontre clairement que les gens qui ont les moyens peuvent améliorer leurs propres écoles en investissant dans ce qui est censé être un système public mais qui est, dans certains cas, leur propre réseau privé. Je sais que j’ai profité d’un système inégal », a déclaré Sophie Mode, qui fréquente aujourd’hui une école secondaire sélective – Millenium Brooklyn High School –, à Park Slope, autre quartier riche et progressiste de New York.