À Miami, de part et d'autre de la baie Biscayne, les rues sont désertes, ou presque. Ce silence singulier est entrecoupé du timbre des perceuses qui traversent les planches de bois, puis le métal. Ivan Vega et Bruno Ruiz, deux Argentins qui ne parlent pas un mot d'anglais, se promènent de commerce en commerce depuis trois jours pour les placarder.

« Mucho, mucho trabajo ! », répétait Ivan, hier soir. La façade du S&S Diner, au coin du Biscayne Boulevard et de la NE 27th Avenue, donnait du fil à retordre à son collègue Bruno, qui avait du bran de scie plein les dreadlocks. Les deux hommes avaient hâte de déguerpir de la côte où Irma devrait se déchaîner, dimanche. L'évacuation obligatoire pour tous les résidants des Keys est en vigueur depuis mercredi. L'avis s'étend à ceux de Miami et ses environs depuis hier.

De l'autre côté de la baie, à Miami Beach, une famille empilait valises, bidons d'eau et plats préparés sur un chariot à plateforme dans le stationnement de la Talmudic University. Les cinq membres de la famille Zweig ont décidé de se réfugier dans la tour des résidences étudiantes, où se trouvent aussi quelques appartements.

« Nous vivons à quelques pâtés de maisons d'ici, mais dans une simple maison. Ici, c'est plus sécuritaire. L'édifice est en béton et les fenêtres sont résistantes aux ouragans... Enfin, si quelque chose peut résister à ce qui s'en vient », dit Sharon Zweig, mère de trois enfants.

Son mari se joint à eux, l'air préoccupé comme tout père de famille qui s'efforce de mettre les siens à l'abri d'un monstre imprévisible.

« Ça fait 45 ans que je vis ici. Je n'ai jamais rien vu de tel », raconte Yitz Zweig. Il sort son téléphone cellulaire et montre une photo satellite. Le montage met en parallèle les ouragans Andrew et Irma. Le diamètre d'Irma est quasi le double de celui d'Andrew.

« Peu importe où on ira, même si on voulait fuir vers l'ouest ou le nord, l'ouragan va tout ramasser », croit Yitz Zweig, résigné.

La course aux vivres

Au supermarché Publix du Hollywood Boulevard, au sud de Fort Lauderdale, les employés ne se donnent plus la peine de ranger l'eau sur les étagères. À l'arrière, près de l'entrepôt, les gens font la file. Directement de la palette, un employé s'empare vaillamment des caisses d'eau et les dépose dans les paniers. Deux par personne, maximum. Le gérant veille au grain. Un gardien de sécurité aussi.

À deux rangées de là, dans le rayon où se trouve normalement le pain, les étagères sont quasi vides. Il ne reste que des brioches. Un bambin assis dans un panier, interloqué par cette scène inhabituelle, se tourne vers sa mère : « Maman, qu'est-ce qui se passe avec le pain ? » L'employé répond qu'il devrait recevoir une commande dans l'heure qui suit.

Somme toute, les résidants de Hollywood sont étrangement calmes. Il y a une file d'attente au guichet du service au volant du McDonald's et du Taco Bell et Despacito joue à la radio. Au 91.3, l'animateur du Florida Public Radio Emergency Network analyse les déplacements d'Irma, rappelle les ordres d'évacuation par secteurs, interroge des experts qui se succèdent au micro... Pendant que les voix des animateurs Melissa Block et Robert Siegel résonnent dans les habitacles, des automobilistes font la file aux rares stations-service qui ne sont pas à court d'essence. Là aussi, des policiers veillent à ce que tout se déroule dans le calme.

Arriver quand tout le monde part

Ironiquement, alors que tout le monde cherche à quitter la Floride, à l'aéroport Pearson de Toronto, hier en matinée, une cinquantaine de personnes attendaient de monter à bord du vol 1232, vers Fort Lauderdale. Des gens seuls, des couples, même une famille avec un bébé de 5 mois. Un homme aux cheveux blancs, assis tout près du comptoir, a tout du Floridien type : bermuda, chemise fleurie, chaussures sport à velcro...

« Vous vous demandez ce que je m'en vais faire, n'est-ce pas ? », dit-il, d'un ton amusé. Sur son bagage à main repose un parapluie flambant neuf, encore dans son plastique. L'homme de 81 ans avoue lui-même qu'il se trouve un peu fou de se rendre à Hollywood, là où se trouve son condo. Au cinquième étage, précise-t-il, « assez haut et assez solide ».

« Je suis inquiet, mais je suis quand même curieux. Je n'ai jamais vécu ça, un ouragan... », dit-il, laissant entendre que du haut de ses 81 ans, il n'a plus grand-chose à perdre. « Et puis il y a ces arbres centenaires devant notre complexe. Je m'en fais plus pour eux que pour moi », avoue Jack Battle. « Battle, comme à la guerre. J'espère que ça me portera chance. » Puis, avec une heure de retard, les passagers montent à bord de l'avion. M. Battle est appelé en premier. Il a un siège près de la sortie de secours. La rangée 13.

Suivent la famille de Nathaniel Brooks, des Bahamiens qui retournent auprès de leur famille avant que la tempête arrive, Georges Davila et sa femme, qui doivent aller conclure l'achat d'une propriété à Weston et qui n'ont pas pu faire annuler la vente, Paul C. Bevans et toute sa famille - dont sa mère âgée et sa petite-fille de 5 mois - qui retournent à la maison, à Nassau... et une cinquantaine d'autres passagers qui n'avaient pas nécessairement le sourire habituel de ceux qui s'envolent vers une destination soleil.