Les catastrophes naturelles font souvent ressortir le meilleur de l'être humain. Mais elles donnent aussi lieu au pire... et même à des comportements erratiques. À Dallas, les habitants ont tellement craint une pénurie d'essence qu'ils en ont créé une de toutes pièces. Pendant que les experts affirment qu'il faudra des jours ou même des semaines pour rétablir la situation, certains en profitent pour augmenter outrageusement les prix.

Zelalem, notre chauffeur de taxi, pousse une exclamation et ralentit. Il vient d'apercevoir une station-service devant laquelle il n'y a aucune file d'attente - un quasi-miracle, cette semaine, à Dallas.

« Excusez-moi de vous faire attendre, dit-il, mais il faut que je m'arrête. » Au bout de quelques secondes, alors qu'il fait le plein, il s'interrompt brutalement et réintègre son véhicule, furieux.

Il brandit sa facture. On lui a fait payer 3,79 $US le gallon américain (environ 1,24 $CAN le litre) pour les cinq gallons qu'il avait pompés dans sa voiture avant de se rendre compte de ce qui se passait. Le prix normal oscille généralement autour de 2,20 $US. Juste en face, une station où attendent des dizaines de voitures affiche 2,27 $US. Le Texaco où le chauffeur vient de se faire escroquer, lui, n'ose pas indiquer ses prix. L'affiche marque $ 0.00 en chiffres rouges.

Le sujet de l'essence est sur toutes les lèvres cette semaine à Dallas, et il a plongé la ville dans une véritable psychose. Jeudi et vendredi, de longues files d'attente ont pris d'assaut les stations de la ville. À plusieurs endroits, les files ont débordé dans les rues, gênant le trafic et provoquant des concerts de klaxons. Les panneaux « Out of Gas » (Plus d'essence) se sont propagés comme une épidémie, laissant des stations-service désertes aux pistolets recouverts de bâches de plastique.

« J'ai vu des gens se disputer pour de l'essence », lance Karen Hernandez, découragée, employée d'une clinique médicale qui arrondit ses fins de mois en faisant du taxi pour Uber. Elle dit avoir payé 4,06 $US le gallon, jeudi, après avoir fait la file pendant 20 minutes.

Que se passe-t-il ? Selon les analystes, on assiste à un phénomène où la psyché collective a réussi à faire dérailler les forces du marché.

PANIQUE GÉNÉRALE

La tempête Harvey a endommagé de nombreuses raffineries de pétrole à Houston, en plus de forcer la fermeture de certains ports et pipelines. Cela a suscité une vive inquiétude à Dallas, qui reçoit les deux tiers de son pétrole de Houston. Selon l'analyste Patrick DeHaan, de la firme GasBuddy, la situation était toutefois gérable. Dallas reçoit beaucoup d'essence de l'Oklahoma, notamment, et le marché a le don de se réorganiser pour répondre à la demande.

Mais c'était avant que la panique ne s'empare de Dallas. Craignant de manquer d'essence, les citoyens se sont rués en masse vers les stations-service, souvent au volant de camionnettes et de VUS gourmands (sans compter les bidons d'essence remplis par prévoyance). Ce faisant, ils ont littéralement vidé les réservoirs des détaillants.

Un cercle vicieux s'est créé. À mesure que les stations manquaient d'essence, celles qui en avaient encore voyaient leurs files s'allonger. Le spectacle des stations vides et des files a renforcé la perception qu'il y avait une pénurie d'essence... jusqu'à ce que cela devienne vrai. Le long week-end radieux qui s'annonçait a aussi incité ceux qui voulaient quitter la ville à remplir leur voiture.

« Je dirais que le gros, sinon la totalité, de cette pénurie maintenant bien réelle est le résultat d'une perception, non fondée, qu'il pouvait y avoir une pénurie », a dit à La Presse l'analyste Patrick DeHaan.

Le commissaire de la Railroad Commission of Texas, qui régule l'industrie pétrolière, a parlé de « prophétie autoréalisatrice » (self-fulfilling prophecy). Le gouverneur de l'État, Greg Abbott, est aussi intervenu publiquement.

D'autres villes du Texas et même d'autres États ont été touchées par le phénomène, mais à un degré moindre.

« À Dallas, en particulier, la situation semble plus précaire. J'ai l'impression que les réseaux sociaux ont beaucoup alimenté la panique. »

- Dan McTeague, analyste de la firme GasBuddy qui surveille le marché nord-américain du pétrole de Toronto

Faisait fi de la solidarité qui prévaut depuis le passage de Harvey, certains détaillants ont profité de la situation. Les médias locaux ont rapporté que le bureau du procureur général était inondé de centaines de plaintes de consommateurs, certains disant avoir payé 6 $ et même 8 $US le gallon.

DES CAMIONS COINCÉS

La panique des consommateurs a complètement déstabilisé la chaîne d'approvisionnement, si bien qu'il faudra du temps pour que les choses rentrent dans l'ordre. Hier, le porte-parole de la chaîne QuikTrip, qui possède 135 stations-service à Dallas, martelait presque désespérément son message au bout du fil.

« Nous avons de l'essence, insiste Mike Thornbrugh en entrevue avec La Presse. Le problème, c'est que nous sommes pris avec un casse-tête logistique. Il faut beaucoup plus de temps qu'à l'habitude pour l'acheminer. »

Ce que décrit M. Thornbrugh est un effet domino. Pour réapprovisionner d'urgence les stations-service à sec, les camions se sont rués tous en même temps vers les mêmes lieux d'approvisionnement, y provoquant de nouvelles files dans lesquelles ils restent coincés. Résultat : même si QuikTrip affirme ne pas manquer d'essence, la moitié de ses stations de Dallas demeuraient fermées, hier.

« Chaque jour, nous pensons pouvoir augmenter le nombre de nos détaillants qui ont le produit », dit Mike Thornbrugh. À quand un retour à la normale ?

« Je ne connais pas la réponse », dit-il.

Des files qui rapetissent

Hier, les files d'attente étaient moins spectaculaires à Dallas, plusieurs résidants ayant quitté la ville pour le week-end. Selon les sites spécialisés, c'est le Costco de Churchill Way, à une quinzaine de kilomètres au nord du centre-ville, qui affichait les prix les plus bas de la métropole en matinée. À 10 h, quatre ou cinq voitures attendaient devant chacune des 16 pompes. « Ça reste très occupé, mais ça n'a rien à voir avec jeudi ou vendredi », a dit l'employé Steven Standifer. Ses registres indiquent que l'endroit a vendu 39 625 gallons d'essence jeudi, plus du triple d'une journée normale. « Les gens sont des idiots, a laissé tomber Andy Bowie, interrogé alors qu'il attendait pour faire le plein. Il n'y a pas de pénurie. »