À l'intersection de la 14e Rue et de Broadway, à Manhattan, Marisela Pena s'arrête devant un sans-abri au visage crasseux et sort son téléphone portable. Assis sur le trottoir, flanqué de deux chiens, l'homme d'une vingtaine d'années dort, la tête appuyée sur un sac à dos. À ses pieds, un écriteau appelant à la générosité des passants («Même un sou aide!») côtoie un gobelet renversé.

«Ça me fend le coeur», dit Pena, une employée de banque, après avoir pris une photo du sans-abri, dont les avant-bras montrent des traces d'aiguille. «Il est si jeune, si beau. Il pourrait faire tellement de choses.»

Mais pourquoi le prendre en photo?

«Je vais envoyer la photo au bureau du maire, répond la New-Yorkaise dans la quarantaine. Il faut que la Ville fasse quelque chose avec tous ces sans-abri. Il y en a tellement dans les rues, plus que jamais.»

Ces jours-ci, plusieurs New-Yorkais font le même constat que Marisela Pena, même s'ils ne s'arrêtent pas tous pour prendre des photos de sans-abri installés à l'intersection des rues les plus achalandées ou mendiant aux portes des édifices les plus fréquentés. La semaine dernière, Joe Scarborough, animateur de l'émission matinale de la chaîne MSNBC et ancien représentant républicain, a même utilisé le mot «épidémie» pour décrire le phénomène. Emboîtant le pas à l'ancien maire républicain de New York Rudolph Giuliani, il a attribué la situation aux politiques «progressistes» de Bill de Blasio, qui en est à sa deuxième année à la tête de la ville.

Et si New York était en voie de renouer avec la triste époque où la crise des sans-abri semblait hors de contrôle? Même s'il rejette les critiques des Scarbourough, Giuliani et tutti quanti, le maire de Blasio, une des figures de proue de la gauche démocrate, doit aujourd'hui combattre une perception (ou une réalité) susceptible de le priver d'un second mandat.

Des chiffres inquiétants

Les données n'ont rien de rassurant. En juin dernier, près de 59 000 personnes dormaient dans les refuges de sans-abri de New York, comparativement à 42 000 en décembre 2011, selon la Coalition for the Homeless. À ce nombre, il faut ajouter entre 3000 et 4000 personnes qui dorment dans la rue, les parcs ou le métro, selon le chef de police de New York, William Bratton.

«Cette population a augmenté de façon constante au cours des 15, 20 dernières années, a déclaré Bratton il y a deux semaines. Elle a cependant atteint un point critique, je pense.»

Et le New York Post, farouche critique de Bill de Blasio, s'est employé tout au long de l'été à rendre le problème encore plus visible. Durant trois jours en juillet, le tabloïd conservateur a notamment publié à la une des photos d'un sans-abri de l'Upper West Side, le montrant en train d'uriner au beau milieu de Broadway ou de dormir devant un magasin Victoria's Secret. Dimanche dernier, le quotidien a également ouvert ses pages à Giuliani, qui reproche à de Blasio d'avoir abandonné son approche à l'égard des sans-abri. Une approche qu'il avait résumée ainsi quelques jours auparavant lors d'une entrevue radiophonique: «Vous les chassez, et vous les chassez, et vous les chassez encore. Ou bien ils acceptent de recevoir le traitement dont ils ont besoin ou bien vous les chassez de la ville.»

«Nous ne chassons pas les gens qui sont en crise», a répliqué le maire de Blasio quelques jours plus tard en défendant son programme doté d'un budget de 1 milliard de dollars sur quatre ans pour réduire le nombre de sans-abri, dont plusieurs souffrent de problèmes de santé mentale ou de dépendance.

Michael, un musicien de 40 ans qui préfère taire son nom de famille, avoue tomber dans cette catégorie. Depuis deux ans, il dort à l'extérieur d'un des édifices de l'Université de New York, dans Greenwich Village, préférant la rue aux refuges de la ville.

«J'ai été dans les refuges, raconte-t-il en mendiant devant un commerce d'appareils électroniques de la 14e Rue. C'est plein de gens que je ne veux pas côtoyer. Ils te volent tes affaires, ils sont violents. J'ai l'impression d'y être comme en prison, même si je ne suis jamais allé en prison. Ironiquement, je me sens plus en sécurité dans la rue.»