La mort de Michael Brown a fait exploser la colère des habitants de Ferguson, majoritairement noirs, mais pas celle de l'ensemble de la communauté noire américaine. Trois questions à Thomas Snégaroff, professeur à l'université Science Po et directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), à Paris.

L'explosion de colère à Ferguson vous surprend-elle?

Elle ne me surprend pas dans la mesure où Ferguson est un cas de figure particulier: une population noire aux deux tiers, une police majoritairement blanche et un profilage racial qui atteint des niveaux extraordinaires. En plus, avec la crise économique qui a frappé les Noirs particulièrement fort, tous les ingrédients sont là.

Mais il n'y a pas de contagion nationale pour l'instant. Il y a beaucoup de soutien, mais pas de diffusion du mouvement de protestation. Et ce n'est pas étonnant non plus. Quand on regarde l'histoire des grandes émeutes, on se rend compte qu'il y a un toujours un épicentre, mais peu de répliques à l'extérieur. L'ampleur des événements dépendra de la puissance des communautés, de la grosseur des villes, de plusieurs facteurs. À Los Angeles [en 1992], les émeutes avaient été violentes, mais il n'y avait pas eu de diffusion ailleurs. Et avec Trayvon Martin, il y a deux ans, il n'y a pas eu grand-chose en dehors de la Floride. À Ferguson, plusieurs des personnes arrêtées viennent de loin. C'est le signe que certains militants plus radicaux se sentent interpelés, mais qu'ils n'arrivent pas à diffuser leur message chez eux.

Les inégalités perdurent, les chiffres sont éloquents, comment un tel clivage se maintient-il?

Ce clivage existe depuis tellement longtemps, il est ancré. C'est ça qui est terrible: les études montrent que les Noirs ont «intériosé» le fait d'être dominés. C'est presque une forme d'acceptation. Les Noirs considèrent que leur situation s'est détériorée depuis 20 ans malgré l'affaire Rodney King, malgré l'élection de Barack Obama. Ils sont encore ghettoïsés. Ils se tuent entre eux, comme les Blancs se tuent entre eux. Les communautés vivent côte à côte sans se mêler. Aux États-Unis, les minorités sont en vases clos.

Il n'y a donc pas de changement?

Il y en a, mais il faut le prendre avec des pincettes. Un sondage Pew Research sur Ferguson montre qu'il y a encore une grande différence de perception. Les Blancs font davantage confiance à la justice que les Noirs, mais l'écart se rétrécit. C'est très lent, car c'est structurel, mais on commence à voir une forme de convergence dans la dénonciation de la persécution des Noirs.

Rand Paul [sénateur du Kentucky, fils de Ron Paul, possible candidat à l'investiture du Parti républicain de 2016] est de ceux qui dénoncent l'acharnement de la police envers les Noirs, car elle rejoint une autre idéologie qui lui est chère: dénoncer l'omniprésence de l'État. Est-ce que le Parti républicain peut reconquérir l'électorat noir? L'évolution générationnelle des États-Unis fait que les grandes villes ont pris le pouvoir. Est-ce purement stratégique? Reste qu'il dit quelque chose que ne disait plus le Parti républicain depuis très longtemps. Il peut faire avancer la cause.

Le clivage racial perdure aux États-Unis

La colère exprimée par les habitants de Ferguson depuis deux semaines traduit le profond sentiment d'injustice qui habite la communauté noire aux États-Unis. Les chiffres sont sans équivoque: un fossé immense sépare les Noirs des Blancs aux États-Unis. Éclairage sur ce clivage racial qui perdure encore aujourd'hui.

Population

États-Unis: 316 millions (Noirs: 13 %)

Missouri: 6 millions (Noirs: 12 %)

Ferguson: 21 203 (Noirs: 67 % en 2010, mais 1 % en 1970)

Revenu médian annuel des ménages 

Noirs: 33 300 $US 

Blancs: 57 000 $US

Taux de chômage aux États-Unis

Noirs: 13,1 % 

Blancs: 6,5 %

Taux de chômage chez les adolescents (16 à 19 ans)

Noirs: 39 % 

Blancs: 20 %

Taux de diplômés universitaires

Noirs: 27 % 

Blancs: 37 %

Espérance de vie aux États-Unis (moyenne hommes-femmes, 2009)

Noirs: 75 ans 

Population totale: 79 ans

Incarcération

Noirs: 1 million (43 % alors qu'ils sont 13 % de la population)

Total: 2,3 millions

Nombre d'arrestations à Ferguson de janvier à avril 2014

Noirs: 217 

Blancs: 27

96

Nombre de Noirs tués par un policier blanc aux États-Unis (moyenne annuelle 2005-2012)

Sources: U.S. Census Bureau, U.S. Bureau of Labor Statistics, Centers for Disease Control and Prevention, FBI