Est-ce le début d'une réconciliation entre États-Unis et Cuba? C'est sans doute ce qu'aurait souhaité Nelson Mandela, l'homme de la réconciliation entre les peuples. Mais que doit-on comprendre de la poignée de main entre les présidents Barack Obama et Raúl Castro, mardi, à son hommage? Les uns y voient un geste calculé, hautement symbolique. Les autres n'y voient que l'effet du hasard.

Le jour même où le président des États-Unis, Barack Obama, a offert une poignée de main «historique» à son homologue cubain, Raúl Castro, mardi à Soweto, une vingtaine de manifestantes ont été arrêtées dans les rues de La Havane.

Ces «Dames en blanc», pour la plupart des femmes de dissidents politiques, avaient prévu une marche dans la capitale cubaine pour réclamer plus de libertés en cette Journée internationale des droits de l'homme.

Le régime castriste ne leur en a pas donné l'occasion.

«Si la révolution est si puissante, si aimée qu'on le prétend, comment le régime peut-il avoir peur de quelques manifestants qui scandent des slogans dans la rue?», se désole Victor Mozo, un traducteur québécois d'origine cubaine.

M. Mozo ne s'en cache pas: il a eu tout un choc en regardant à la télévision la cérémonie officielle à la mémoire de Nelson Mandela, qui a réuni les grands de ce monde en Afrique du Sud. «Serrer la main de Raúl Castro, c'est comme serrer la main de Pinochet!», s'exclame-t-il.

Le choc passé, M. Mozo s'est dit que le président Obama n'avait pas le choix; M. Castro était sur son chemin, il aurait été tout simplement grossier de ne pas le saluer. Selon lui, il ne faut rien voir de plus dans cette fameuse poignée de main.

Mais d'autres y perçoivent un réchauffement, aussi timide soit-il, après plus d'un demi-siècle d'hostilités entre deux pays dont les côtes ne sont séparées que par 145 km.

«Soyons optimistes: voyons dans ce geste plus qu'une simple démarche protocolaire imposée par les circonstances. Il y a peut-être là l'amorce d'un rapprochement», dit l'historien Claude Morin, spécialiste de l'Amérique latine.

Une vieille animosité

Évidemment, une poignée de main n'effacera pas une rancoeur ancrée depuis l'époque où Dwight Eisenhower dirigeait les États-Unis. Quand Fidel Castro a pris le pouvoir, en 1959, Paul Sauvé dirigeait le Québec, et John Diefenbaker, le Canada.

Barack Obama, lui, n'était pas encore au monde. Il est né en 1961, l'année où les États-Unis et Cuba ont rompu leurs relations diplomatiques. L'année suivante, Washington imposait un embargo commercial à La Havane, toujours en vigueur.

Le mois dernier, le président Obama a déclaré devant la communauté anticastriste de Miami qu'il était «insensé» de croire que les mesures mises en place à l'époque où il était enfant puissent toujours être efficaces à l'ère de l'internet.

Cette déclaration n'a pas eu le même retentissement que la poignée de main de Johannesburg. Pourtant, elle est encore plus significative: pour la première fois, un président américain signale qu'il est peut-être temps, pour les États-Unis, de revoir leur politique vis-à-vis de l'île des Caraïbes.

«M. Obama a déclaré que les choses devaient changer, explique M. Morin. Cela dit, est-il prêt à prendre des risques pour un enjeu qui n'est pas essentiel aux États-Unis, qui est loin dans les priorités, mais qui est important sur le plan symbolique?»

Rien n'est moins sûr. L'embargo reste solidement en place. En 2013, les autorités américaines ont imposé des centaines de millions de dollars d'amendes à des institutions financières étrangères qui avaient violé les sanctions contre Cuba.

Mais le président Obama a aussi desserré l'étau qui entourait l'île. Les Américains originaires de Cuba peuvent désormais y voyager à leur guise et, surtout, y envoyer de l'argent à leurs proches. C'est ainsi que 2,5 milliards de dollars sont transférés chaque année à Cuba, une somme considérable pour ce petit pays.

Le service postal, qui n'était plus assuré depuis 1963, a aussi été rétabli cette année entre les deux pays. Tout comme les échanges universitaires. Lundi, un navire rempli de 600 étudiants américains a accosté à La Havane; cette «université flottante» n'avait pas fait escale à Cuba depuis 2004, quand l'administration de George W. Bush avait interdit ces échanges.

Droits de l'homme bafoués

De son côté, Raúl Castro a lui aussi fait preuve d'ouverture, en introduisant notamment des doses d'économie de marché dans le système cubain. Il a aussi évité de froisser les États-Unis en évitant d'offrir l'asile à l'ancien informaticien de la NSA, Edward Snowden, au moment où plusieurs leaders latino-américains se bousculaient pour le faire.

En janvier, le régime a libéralisé les voyages à l'étranger des Cubains, qui n'ont plus à obtenir une autorisation pour sortir du pays. Mais les opposants politiques affirment que cette mesure n'est qu'un écran de fumée, destiné à camoufler les violations d'autres libertés fondamentales au pays.

«La situation des droits de la personne à Cuba n'a connu aucune amélioration depuis la répression de 2003», quand 75 dissidents avaient été emprisonnés, lit-on dans un document publié à l'automne par Amnistie internationale.

«À Cuba, les opposants continuent d'être poursuivis sur la base d'accusations forgées de toutes pièces», selon l'organisme, qui rapporte plusieurs cas de dissidents harcelés, menacés ou incarcérés pour avoir exprimé leurs opinions de manière pacifique.

«On a beau ergoter sur les systèmes cubains d'éducation et de santé, le premier droit, c'est le droit à la liberté d'expression, et les Cubains ne l'ont jamais eu», tranche Jean-Louis Roy, directeur de l'Observatoire mondial des droits de l'homme.

«Ce régime ne tolère ni la critique ni le débat public, exigeant plutôt que l'on adopte un discours apologiste sur ses grandes réalisations, ajoute-t-il. Pour qu'il y ait liberté d'expression à Cuba, il faudrait un changement de régime.»

Ça ne risque pas d'arriver de sitôt, se désole M. Mozo. «À Cuba, les gens sont d'une apathie énorme. Pour eux, la révolution n'existe pas. Ce qui existe, c'est la survie, dit-il. Un jour, le régime implosera comme l'Union soviétique. Mais à 64 ans, je commence à me dire que je ne le verrai peut-être pas.»

Castro et Mandela, unis dans l'adversité

Nelson Mandela aurait sans doute accueilli la scène de son plus lumineux sourire. Une poignée de main entre les dirigeants de deux pays ennemis, lors d'une cérémonie officielle à sa mémoire, lui qui a toujours prôné le rapprochement entre les peuples.

Aux quatre coins du monde, des observateurs y ont vu un geste de conciliation du leader d'une nation respectable envers celui d'un régime tyrannique. Mais aux yeux de Nelson Mandela, le plus vertueux des deux pays n'était pas celui que l'on imagine.

«S'il y a un pays qui a commis des atrocités indicibles dans le monde, ce sont les États-Unis d'Amérique. Ils ne se soucient pas des êtres humains», avait pesté M. Mandela lors de la guerre en Irak, en 2003.

En revanche, l'icône mondiale de la liberté soutenait sans  réserve la révolution cubaine. Cuba est d'ailleurs l'un des premiers pays qu'il ait visités après sa sortie de prison. En juillet 1991, le leader sud-africain avait été accueilli à La Havane par des centaines de milliers de Cubains en liesse.

Soutien de Fidel Castro

M. Mandela voulait ainsi souligner l'indéfectible soutien de Fidel Castro pendant les 27 années qu'il avait passées en prison. Au cours de cette sombre période, le Lider Maximo avait soutenu le Congrès national africain (ANC), en plus de dénoncer fermement l'apartheid, alors que d'autres leaders du monde hésitaient à condamner le régime raciste de l'Afrique du Sud.

M. Mandela avait aussi remercié M. Castro pour le soutien militaire de Cuba contre la puissante armée sud-africaine lors de la guerre civile angolaise, dès 1975, et en particulier lors de la sanglante bataille de Cuito Cuanavale, en janvier 1988.

«Cuito Cuanavale a marqué une étape dans l'histoire de la lutte pour la libération de l'Afrique australe. Un virage dans la lutte pour libérer le continent et notre pays du joug de l'apartheid», avait affirmé Nelson Mandela devant la foule cubaine.

En réalité, la bataille s'était soldée par l'échec relatif de toutes les forces engagées. Cuba et l'Angola avaient perdu 4600 soldats; l'Afrique du Sud, seulement 31.

Qu'importe: selon la version officielle de l'ANC, le «triomphe» des forces angolaises et cubaines sur l'armée sud-africaine a sonné le glas du régime de l'apartheid. Les noms des héros cubains qui se sont sacrifiés par solidarité avec la lutte pour la liberté sont inscrits sur le mur commémoratif de Freedom Park, à Pretoria, la capitale administrative de l'Afrique du Sud.

Mais cette interprétation de l'histoire est de plus en plus contestée en Afrique du Sud. «Des livres, des lettres, des articles de journaux et des blogues ont été écrits pour tenter de corriger ce qui est largement considéré comme une interprétation subjective et trompeuse des événements», a récemment souligné l'expert Gary Baines dans le magazine History Today.

Des Afrikaners, issus de la minorité blanche, ont même lancé une campagne sur les réseaux sociaux pour protester contre la version des événements imposée depuis 20 ans par le gouvernement de l'ANC. Peine perdue: les perdants ne réécrivent pas l'histoire.