Dans la littérature américaine, le roman Moby Dick de Herman Melville fournit une des illustrations les plus mémorables de la monomanie. À bord du Péquod, le capitaine Achab entraîne son équipage dans la poursuite obsessionnelle de ce cachalot solitaire qui incarne à ses yeux le Mal et qui causera sa perte.

En politique américaine, ces années-ci, la réforme de santé de Barack Obama, communément appelée Obamacare, tient lieu de baleine blanche. Et les prochains jours pourraient déterminer si ses poursuivants - les élus républicains du Congrès - auront enfin raison d'elle, ou s'ils subiront le même sort que le capitaine unijambiste.

Mais d'abord, un petit rappel : le 1er octobre, le volet le plus controversé de la réforme adoptée en 2010 doit entrer en vigueur. Les dizaines de millions d'Américains non assurés pourront alors commencer à souscrire à une couverture santé plus ou moins subventionnée en comparant les offres sur des sites internet mis sur pied à cet effet. S'ils ne l'ont pas encore fait le 1er janvier prochain, ils seront passibles d'une amende, d'abord symbolique (95 $ en 2014).

Or, les élus républicains du Congrès tiennent mordicus à entraver l'application de l'Obamacare. Et, pour y parvenir, ils semblent prêts à risquer soit une paralysie partielle de l'État fédéral à compter du 1er octobre, soit un défaut de paiement à partir de la mi-octobre.

Vendredi dernier, la Chambre des représentants à majorité républicaine a rouvert la chasse à l'Obamacare (elle avait déjà tenu plus de 40 votes symboliques contre la plus importante réalisation du président démocrate). Par 230 voix contre 189, elle a adopté un budget temporaire permettant de financer les activités des agences fédérales du 1er octobre au 15 décembre tout en éliminant les crédits nécessaires à l'application de la réforme de santé.

Voulu par les éléments les plus radicaux du Parti républicain, ce budget n'a aucune chance d'être adopté comme tel par le Sénat à majorité démocrate. D'où le risque d'une suspension des activités non essentielles de l'État si la Chambre ne renonce pas à couper les crédits de l'Obamacare.

Comme dans Moby Dick, la quête des élus républicains du Congrès ne fait pas l'unanimité au sein de l'équipage. En fait, les rangs conservateurs comptent plusieurs Starbuck, seul membre de l'équipage du Péquod à s'opposer au capitaine Achab. Figure parmi eux l'animateur de Fox News Bill O'Reilly, qui a mis la stratégie républicaine sur le compte du «fanatisme», la semaine dernière. Karl Rove, ancien stratège de George W. Bush, a pour sart estimé qu'une paralysie partielle de l'État éloignerait les électeurs indépendants du Parti républicain et aiderait la cause de Barack Obama.

Mais le numéro un des républicains de la Chambre, John Boehner, endosse lui-même la stratégie des ultras de son parti, tout en se défendant de vouloir la paralysie du gouvernement fédéral.

«Les Américains ne veulent pas que l'État s'arrête, et ils ne veulent pas de l'Obamacare», a-t-il dit.

Comme les ultras dont il est devenu l'otage, John Boehner ne fait pas dans la nuance. Les sondages indiquent certes que la réforme de santé demeure, dans son ensemble, impopulaire auprès des Américains. Mais ceux-ci s'opposent en même temps aux efforts pour bloquer son application.

Qu'à cela ne tienne, John Boehner appuie une autre tactique controversée pour saborder l'Obamacare. Si la première échoue, il a l'intention de réclamer le report de l'application de la réforme en retour d'un vote de la Chambre en faveur du relèvement du plafond de la dette publique. Fixé à 16 700 milliards, ce plafond doit être relevé à la mi-octobre, faute de quoi les États-Unis risquent de se retrouver en défaut de paiement.

Barack Obama a qualifié les menaces républicaines de «tentative d'extorsion».

Ce n'est évidemment pas la première fois qu'un bras de fer budgétaire s'engage entre la Maison-Blanche de Barack Obama et les républicains du Congrès. Mais celui-ci porte en grande partie sur la réforme phare du président, qui représente le Mal absolu aux yeux de plusieurs conservateurs américains.

L'affrontement se déroule en outre au moment même où l'administration Obama et ses adversaires tentent de convaincre ou de décourager les jeunes et moins jeunes non assurés de souscrire à une couverture santé. Les deux camps se battront notamment à coups de pub au cours des prochaines semaines, comme dans une campagne électorale.

Il faudra vraisemblablement attendre les élections de mi-mandat de 2014 avant de connaître les gagnants et les perdants de cette chasse à la baleine. D'ici là, comme les lecteurs de Moby Dick, les Américains se demanderont où se situent vraiment le Bien et le Mal.