Près de cinq ans après la grande crise financière de 2008, le gouvernement américain mène un procès emblématique contre Fabrice Tourre, ex-cadre de Goldman Sachs. Mais il se retrouve en même temps au banc des accusés pour sa gestion de l'après-crise.

«Ce procès est celui des mensonges, de la tromperie et de la cupidité de Wall Street.»

Lundi matin, dans une salle du tribunal fédéral de Manhattan, un avocat de la Security and Exchange Commission (SEC), la police des marchés financiers américains, a prononcé ces mots d'une voix vibrante au début du procès très attendu de Fabrice Tourre. Surnommé «le fabuleux Fab», cet ancien cadre moyen de Goldman Sachs est accusé d'avoir trompé ses clients en 2007 en leur vendant des produits adossés à des subprimes, ces titres de crédit immobilier qui ont provoqué la grande crise financière de 2008.

«En fin de compte, c'est la cupidité de Wall Street qui a amené Monsieur Tourre à mentir et à tromper», a ajouté l'avocat de la SEC, Matthew Martens, reprochant au Français d'avoir «conçu secrètement» des produits toxiques au bénéfice du fonds spéculatif de John Paulson, qui en a tiré 1 milliard de dollars environ, et au détriment d'institutions européennes, qui ont encaissé des pertes s'élevant au même montant.

Mais Fabrice Tourre, qui avait 28 ans au moment des faits, n'est pas seul au banc des accusés. Car son procès est également, dans une certaine mesure, celui du gouvernement américain, qui présente sa poursuite contre «le fabuleux Fab» comme le point culminant de son enquête sur la crise des subprimes.

«Le fait que ce procès soit le plus important est en soi extraordinairement embarrassant», a déclaré à La Presse Bartlett Naylor, ancien responsable des enquêtes à la commission bancaire du Sénat américain. «Ce traderde 28 ans aurait été le seul à causer ce krach? Je ne pense pas.»

James Angel, professeur de finance à l'Université de Georgetown, est du même avis.

«Les gens qui ont commis de vraies fraudes, les gens qui ont vraiment tout fiché en l'air, ceux-là ont échappé à toute punition ou, pire encore, sont partis avec des fortunes», s'est-il indigné lors d'un entretien téléphonique, donnant notamment l'exemple d'Angelo Mozilo, ex-patron de Countrywide, qui a incarné les pires dérives du marché des subprimes à titre de premier prêteur hypothécaire américain.

Quant aux grandes banques visées par la SEC, elles ont réussi à régler à l'amiable les poursuites intentées contre elles. C'est le cas notamment de Goldman Sachs, cible principale d'une plainte déposée par la SEC en 2010 et où Fabrice Tourre est le seul collaborateur de la puissante banque à être cité.

Goldman Sachs a versé une amende de 550 millions de dollars pour mettre fin aux poursuites, sans pour autant avoir à admettre la moindre culpabilité.

Les réformes se font attendre

Cinq ans après l'ouragan des subprimes, le gouvernement américain est également critiqué pour les nombreux retards dans la mise en place de la loi de réforme financière Dodd-Frank, promulguée il y aura trois ans demain. Pas moins des deux tiers des 398 dispositions de la loi n'ont pas encore été codifiés, y compris la mesure phare de la réforme, la règle Volcker.

Du nom de son promoteur, Paul Volcker, ex-président de la Réserve fédérale, cette règle vise à limiter les investissements spéculatifs des banques. Les retards ne tiennent pas seulement à la multiplicité des intervenants - six agences exécutantes, dont la Fed et le Trésor, sont chargées de rédiger les décrets d'application de la loi -, mais également à l'opposition de Wall Street.

«Les règles les plus contestées sont évidemment celles qui touchent le plus aux portefeuilles des dirigeants des banques», a déclaré à La Presse Wallace Turbeville, ancien cadre de Goldman Sachs.

Mais Tuberville, qui est aujourd'hui chercheur au sein du groupe de réflexion Demos, voit quand même certains progrès dans l'application de la loi Dodd-Frank. Il souligne notamment la mise en place de nouvelles règles sur les produits dérivés et la fin de l'obstruction républicaine à la confirmation de Richard Cordray à la tête du Bureau américain de la protection financière des consommateurs.

Mais il n'est pas prêt à dire que cette réforme a déjà changé les manières d'agir du secteur financier, ce que le secrétaire au Trésor Jack Lew a prétendu plus tôt cette semaine.

«Une chose ressort clairement du rapport d'enquête du Congrès sur la «baleine de Londres»", a-t-il dit en parlant de Bruno Iksil, le trader de JP Morgan qui a enregistré une perte de 6,2 milliards sur un portefeuille de dérivés de crédits l'an dernier. «Une banque comme JP Morgan a une attitude dédaigneuse à l'égard des régulateurs et elle tente d'éviter les conséquences de la régulation. Cette mentalité n'a pas changé.»

Quelle crise à Wall Street?

8,4% : Part du secteur financier dans le PIB américain en 2011, par rapport à 2,8% en 1950.

23 milliards : Profits enregistrés par les six plus grandes banques américaines au cours du deuxième trimestre de 2013.

183 200$ : Rémunération moyenne des employés du secteur financier à New York en 2012.

18,7 millions : Rémunération de Jamie Dimon, patron de la première banque américaine JP Morgan, en 2012.

Le Glass-Steagall Act du XXIe siècle

L'avenir du texte est plus qu'incertain, mais son accouchement, la semaine dernière, démontre la frustration de certains élus américains face à l'industrie financière.

«Les quatre premières banques sont aujourd'hui 30% plus grosses qu'il y a cinq ans, et elles ont continué à s'engager dans des pratiques à haut risque», a déclaré la sénatrice démocrate du Massachusetts Elizabeth Warren en dévoilant avec son collègue républicain John McCain un projet de loi baptisé «le Glass-Steagall Act du XXIe siècle» et visant à séparer les activités bancaires couvertes par la FDIC des activités plus risquées.

L'abrogation en 1993 du Glass-Steagall Act de 1933 a contribué à la crise des subprimes. Mais il faudra attendre une nouvelle crise financière pour que le Congrès adopte une autre version de cette loi, selon Bartlett Naylor, ex-responsable des enquêtes à la commission bancaire du Sénat. «J'aimerais qu'on me fasse mentir, mais c'est ce que je crois», a-t-il déclaré.