Bentonville, une petite ville de 35 000 habitants de l'Arkansas. On trouve ici tout ce qui fait le charme des petites villes américaines. Mais ce qui fait la renommée de la municipalité, c'est d'être le berceau du géant Walmart. La Presse s'est rendue là où le fondateur Sam Walton a ouvert son premier magasin en 1962, pour rencontrer quelques-uns des acteurs-clés qui ont joué un rôle dans ce rêve américain.

«Plus de 20 000 de nos concitoyens se lèvent chaque matin pour travailler chez Walmart», s'enorgueillit le maire de Bentonville, Bob McCaslin.

Calé dans le fauteuil de son bureau qui nous téléporte dans la série Mad Men, le sexagénaire ne tarit pas d'éloges envers le géant mondial, dont le siège social s'élève quelques rues plus loin. «C'est un honneur d'être le maire de la ville qui abrite le plus gros détaillant du monde!», lance le maire McCaslin, élu en 2007.

C'est ici, dans le nord de l'Arkansas, un État rural et assez pauvre de 2,9 millions d'habitants situé au coeur même de la Bible Belt, que Sam Walton a ouvert son premier magasin en 1962.

Le berceau d'une des sociétés les plus controversées du monde se trouve dans une zone vallonnée, parsemée de jolies routes qui serpentent des terres sur lesquelles les vaches broutent paisiblement.

Les quelque 36 000 résidants de Bentonville ont préservé l'ambiance des petites villes: de vieux bâtiments, des églises de divers cultes à tous les coins de rue. Mais surtout, cet accueil chaleureux qui fait la renommée du Sud.

Le comté de Benton est considéré comme le plus permissif des dry counties (comtés sans alcool), même si les gens doivent s'approvisionner en alcool au Missouri, l'État voisin.

Siège social, boulevard, musées, pavillon universitaire: le nom de Walmart est partout et complète le décor.

Le siège social est éparpillé à travers la ville.

Une salle d'attente digne d'un grand hôpital se trouve à l'entrée du home office, à l'angle de la 8e Rue et du boulevard Walton. «Vous faire économiser est notre travail no 1», peut-on lire en lettres clignotantes sur l'immense panneau.

Le terrain du bâtiment principal voisine un cimetière et un quartier résidentiel un peu défraîchi, dont les rues sont identifiées par de simples lettres.

Dans le lobby du bâtiment principal, des photos d'époque et des artéfacts de l'entreprise, protégés sous verre. Il y a une rétrospective de l'histoire de Walmart.

Des agents de sécurité sillonnent l'édifice et les environs à bord de voitures de patrouille.

Des gens d'affaires font le pied de grue dans la salle d'attente. La plupart représentent les quelque 1300 entreprises installées dans le coin pour se rapprocher de leur client le plus rentable. Ces ambassadeurs viennent des quatre coins de la planète pour courtiser sa majesté Walmart. «Ils achètent des maisons, élèvent leurs familles, inscrivent leurs enfants dans nos écoles», se réjouit le maire McCaslin.

Le camion de Sam

Le musée des visiteurs se trouve au centre-ville, à l'endroit même où Sam Walton a ouvert son premier magasin, Walton's 5&10, en 1950.

Le tout premier Walmart a été inauguré 12 ans plus tard à Rogers, la ville voisine.

Le musée abrite un snack-bar décoré comme dans les années 50, hommage aux années d'origine de Walmart et à l'amour de Sam Walton pour la crème glacée. Celle au caramel écossais surtout, précise le directeur du musée Alan Dranow, qui connaît sur le bout des doigts l'histoire du fondateur. «Il était plus grand que nature. Tout le monde l'aimait», résume M. Dranow.

La collection du musée témoigne de l'histoire de la société: une médaille remise à Sam Walton des mains de George Bush père, la robe de mariée de la femme de Sam, le bureau de Sam laissé tel quel, sans oublier le vieux camion Ford 1979 que Sam a conservé jusqu'à sa mort en 1992. «Pourquoi je garde mon camion? Parce que je ne me vois pas promener mes chiens en ville dans une Rolls-Royce», lit-on sur l'écriteau près du camion, une des phrases célèbres de Sam Walton.

Sans oublier la courte vidéo hommage qui roule en boucle.

La plupart des visiteurs sont des employés ou des vendeurs de passage.

D'autres, comme Li Zhang, habitent les environs.

«Honnêtement, je n'aimais pas Walmart, mais cette visite a changé ma perception. Fascinant de voir un gars aussi ordinaire devenir l'homme le plus riche du monde!»

La pure définition du rêve américain. L'essence même du mythe forgé autour de Sam Walton. Et les citoyens, qui ont côtoyé personnellement le fondateur et sa famille, ont l'impression d'avoir joué un rôle dans cette histoire.

C'est le cas de Peggy Hamilton, toujours à l'emploi de Walmart à presque 70 ans. Elle a connu M. Sam (comme les gens l'appellent affectueusement) en 1971, lors de l'ouverture du magasin no 34 où elle travaillait au rayon des vêtements féminins dans l'État voisin du Missouri. «Il me demandait toujours ce qui se vendait ou non. Il m'a offert un poste de gérante au siège social», raconte la menue dame, qui a vu l'incroyable boom transformer sa région au fil des décennies. «Les gens d'ici sont fiers de partager avec le monde cette belle histoire», résume Mme Hamilton.

Mais ce qui fait la fierté des résidants du coin, c'est l'ouverture l'an dernier du musée Crystal Bridges, financé presque à 100% par Walmart. La fille de Sam Walton, Alice, joue le rôle de mécène dans cet imposant projet dans lequel 20 millions ont été injectés par la société.

L'architecte de ce musée dernier cri, aménagé au fond d'un ravin boisé, est nul autre que Moshe Safdie, l'homme derrière Habitat 67. Les visiteurs, plus de 600 000 depuis l'ouverture, peuvent contempler des oeuvres d'Andy Warhol, Georgia O'Keefe ou John Singer Sargent. Le musée est gratuit.

Malgré la large contribution de Walmart, aucune trace ou presque de la société sur le site. Une condition cruciale aux yeux d'Alice Walton, souligne la responsable des relations publiques, Diane Carroll. «C'est purement pour l'amour de l'art et un cadeau pour la communauté!»

Gary Welborn dit récolter les fruits d'un tel cadeau. Au volant de son taxi, il transporte ses clients aux musées, aux restaurants et aux hôtels qui poussent comme des champignons. «Je transporte des clients de l'Afrique, de l'Inde, du Brésil, du Canada et du Moyen-Orient. Walmart est un success story que les gens d'ici ont vu se dérouler devant leurs yeux!» lance fièrement l'homme de 53 ans, qui a travaillé plusieurs années pour Walmart. Il a croisé plusieurs fois M. Sam au magasin no 54 de Springdale, où il était gérant.

Également pasteur, il est allé prêcher durant 17 ans dans une église de Detroit, avant de revenir en 1999 reprendre du service au siège social de Walmart.

Des critiques?

Rares sont les voix qui s'élèvent pour dénoncer la société ici. Quelques flèches contre les conditions de travail ici et là, mais du bout des lèvres.

Même Gary Welborn, qui a tenté sans succès de démarrer une entreprise, n'accuse pas Walmart d'écraser toute compétition. «Si tu veux te battre, tu vas perdre. Pour survivre, il faut collaborer et offrir des services complémentaires», croit le pasteur.

Normal, selon lui, que l'entreprise no 1 du monde s'expose aux critiques, mais il faut voir ce qu'elle a fait de bon. «Si Walmart fermait, ça assécherait la région comme je l'ai vu à Detroit quand les géants automobiles ont fermé.»

Bob McCaslin compare pour sa part les succès de Walmart à ceux d'une équipe de hockey. «Ça prend de la discipline et les meilleurs joueurs. Walmart a les deux», estime le maire, qui reproche aux médias de colporter une image négative du détaillant. «Les gens viennent ici nous dire comment traiter et payer nos employés. Mais Walmart n'a jamais forcé personne à y travailler. Mon gendre travaille chez Walmart et il ne m'a jamais dit être enchaîné à son bureau», badine-t-il.

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De voleur à directeur 



Sam Walton a été pratiquement un père pour Ron Loveless.



Il n'avait pas connu le sien, lui qui a grandi dans la pauvreté avec sa mère et ses soeurs à Bentonville.

Un jour, il vole un couteau de poche au magasin de Sam Walton.

Sa mère, qui faisait le ménage à la résidence familiale du prospère commerçant, retrouve le couteau dérobé dans la poche de son pantalon.

Elle le retourne aussitôt au magasin en tirant le jeune Ron par l'oreille sur les lieux de son crime. Deux semaines plus tard, Sam Walton se présente chez la mère du jeune voleur avec un petit chiot blanc. «Tiens, donne ça au petit, ça va peut-être l'empêcher de faire des bêtises», dit le commerçant.

Plus de 60 ans plus tard, Ron Loveless n'a plus rien du jeune gamin un peu paumé qui a commis un vol au Walton's 5&10.

Il nous reçoit dans sa maison cossue en pierre située à l'orée d'un bois.

Sam Walton l'a pris en affection et lui a déniché un premier emploi au stockage de la marchandise.

S'ensuit une formidable ascension qui le mènera à la tête des Sam's Club, importante filiale de Walmart. Son parcours, raconté dans son livre Walmart Inside Out: From Stockboy to Stockholder, lui permet de vivre l'essor de la société aux côtés de son fondateur et mentor. «Pour moi, un seul mot décrit Sam Walton: étudiant. Il écoutait sans arrêt. Quand on lui parlait, on avait l'impression qu'il ne comprenait jamais rien aux affaires», raconte M. Loveless.

Quant on évoque les nombreuses critiques formulées à l'endroit de son ancien employeur, il plaide un problème de perception. «Il ne voulait pas écraser la compétition, il voulait juste être le meilleur dans ce qu'il aimait le plus», raconte M. Loveless, qui a quitté l'entreprise à 42 ans pour relever d'autres défis. Il agit aujourd'hui comme consultant pour différentes firmes.

L'humilité du personnage qui se baladait à bord de son vieux camion était sincère, enchaîne-t-il.

Walmart peut faire peur. Ron Loveless le reconnaît. Oui, les petits commerces ont du mal à survivre dans le coin, surtout dans cette région qui compte le plus grand nombre de succursales par habitant. Mais la véritable intention de Walmart, telle qu'imaginée par Sam Walton, réside dans cette relation étroite entre le détaillant et la communauté, explique l'ancien protégé. «Je comprends que plus on s'éloigne de son lieu d'origine, plus il est difficile de s'assurer que Walmart est un bon citoyen corporatif», avoue-t-il.

Ron Loveless ajoute ne pas être complètement contre les syndicats, mais il soupçonne ces derniers de militer davantage selon leurs propres intérêts. Il est d'avis que le syndicat dénature un peu la définition même du rêve américain. «J'ai commencé au bas de l'échelle, j'avais du mal à payer du lait à mon bébé. J'ai réussi grâce à mes efforts.»