Une larme trace un sillon sur le visage empoussiéré du jeune émigré jamaïcain qui me raconte sa vie de sans-abri à New York. Nous sommes à «Tent City», surnom donné à un parc du Lower East Side - Tompkins Square - aux allures de bidonville.

Non loin de nous, deux hommes plus âgés préparent leur dose d'héroïne en plein jour, passant la flamme d'un briquet sous une cuillère. Du trottoir, les passants peuvent les voir, mais les deux accros ne se cachent pas, et s'injectent la drogue à tour de rôle, avec la même seringue.

«Vous n'auriez pas 10$ à me refiler? Je n'ai rien mangé depuis hier», me dit le jeune sans-abri, en regardant ses voisins du coin de l'oeil.

La scène remonte à 1989, année de mon premier séjour à New York. Elle m'est revenue à l'esprit vendredi dernier, après l'annonce de la mort d'Ed Koch, maire de New York du 1er janvier 1978 au 31 décembre 1989. Les médias ont décrit non sans raison ce personnage haut en couleur comme l'incarnation parfaite de sa ville - son franc-parler, sa combativité et son égotisme n'auraient sans doute pas été tolérés ailleurs.

Sans-abri, crack et racisme

Ils ont aussi salué ses bons coups. Ed Koch a réussi à sortir New York d'une grave crise financière à la fin des années 70. Il a remonté le moral de sa ville. Il a jeté les bases de la renaissance de Times Square et de plusieurs quartiers ravagés ou désertés du Bronx et de Brooklyn.

Mais le souvenir que je garde de la dernière année d'Ed Koch à la mairie de New York relève plutôt du cauchemar. La scène du Tompkins Square n'est qu'un exemple d'une dérive urbaine qui semble inimaginable dans le New York du maire actuel, Michael Bloomberg, qui a poursuivi ce que certains appellent la «disneyfication» de la ville commencée sous son prédécesseur, Rudolph Giuliani.

Au problème des sans-abri s'ajoutaient notamment ceux du crack et du racisme, deux phénomènes dont j'ai pu observer de près les conséquences. J'habitais alors dans le quartier East Harlem, à l'intersection de la 110e Rue et de l'avenue Madison. Les trottoirs de la 110e Rue, où se trouve une station de la ligne 6 du métro de New York, étaient alors jonchés de petites fioles dans lesquelles les revendeurs plaçaient les «roches».

La nuit, sur ces mêmes trottoirs, on retrouvait aussi parfois les plus récentes victimes de la violence meurtrière engendrée par le trafic du crack. En 1989, New York allait enregistrer 1905 meurtres, soit près de cinq fois plus d'homicides que le plancher record de 414 atteint l'année dernière.

Bilan implacable

Le dernier jour d'Ed Koch à la mairie, Jimmy Breslin, figure légendaire du journalisme new-yorkais, dressait un bilan implacable dans une chronique qui détonne avec les hommages des derniers jours: «Il y a eu 20 000 meurtres [à New York] depuis qu'Ed Koch est maire. C'est l'une des données les plus horribles dans l'histoire des villes américaines et cela démontre clairement que Koch a été un personnage hideux, un homme qui rit à la morgue.»

Breslin reprochait également à Ed Koch d'avoir attisé les tensions raciales à New York, allant même jusqu'à le comparer à Lester Maddox, ancien gouverneur ouvertement ségrégationniste de la Géorgie.

Le 23 août 1989, Yusuf Hawkins s'est peut-être cru dans le bled le plus raciste du Sud profond. Ce jour-là, cet adolescent noir désarmé a été tué de deux balles à la poitrine après avoir été encerclé par une bande de jeunes Blancs de Bensonhurst, un quartier italo-américain de Brooklyn. J'avais couvert les retombées de ce meurtre qui devait nuire à Ed Koch dans sa quête d'un quatrième mandat à la mairie et contribuer à la victoire de David Dinkins, son adversaire dans la primaire démocrate. Dinkins allait devenir le premier maire noir de New York.

De faux coupables

Je me souviens aussi du procès des «Cinq de Central Park», surnom donné aux cinq adolescents - quatre noirs et un hispanique - accusés d'avoir violé une jeune joggeuse blanche dans le célèbre parc un soir d'avril 1989. Le maire Koch les avait traités de «monstres», et le promoteur immobilier Donald Trump avait acheté de pleines pages dans les journaux locaux pour réclamer un retour de la peine de mort à New York afin que les prévenus «puissent servir d'exemple».

Après un battage médiatique faisant la part belle à la peur et aux préjugés, les «Cinq de Central Park» ont été condamnés sur la base d'aveux forcés. Ils ont tous purgé des peines allant de 5 à 13 ans avant que le véritable coupable ne passe aux aveux, en 2002.

Je ne suis sans doute pas le seul à ne pas m'ennuyer de ce New York-là.