En 2012, la Louisiane s'est dotée des lois les plus permissives pour la vente d'armes à feu aux États-Unis. Aucun permis d'État n'est nécessaire pour acheter une arme. on en retrouve d'ailleurs dans 46% des foyers en Louisiane, et on peut même en garder une sur soi durant la messe. Une accessibilité aux conséquences graves, rapporte notre correspondant.

Pour commander un sandwich po boy au joli restaurant de June Chambliss, on doit parler à travers une vitre de verre blindé.

Le plat fumant est déposé dans une sorte de boîte en plexiglas à trois faces, que la cuisinière fait pivoter jusqu'à ce que la partie ouverte rejoigne le client. L'argent suit le trajet inverse.

L'expérience au Bliss Café donne l'impression de manger en prison. La propriétaire des lieux s'en excuse.

«Nous avons installé la vitre car le quartier était devenu trop dangereux», dit-elle.

Le quartier, Central City, est situé au coeur de La Nouvelle-Orléans, à quelques rues du French Quarter, où les touristes de la planète font la fête dans une atmosphère de carnaval sans fin.

Les touristes ne vont pas à Central City. Certains soirs, les policiers n'y vont pas non plus. Le secteur le plus violent de l'État le plus violent des États-Unis est alors laissé à lui-même.

June Chabliss, qui a grandi dans Central City, n'habite plus le quartier. Elle se souvient que la petite épicerie qu'y tenait son père était ouverte jusqu'à 23h tous les soirs.

«C'était une autre époque», dit-elle avec un sourire.

Aujourd'hui, les cadavres apparaissent presque chaque jour à La Nouvelle-Orléans: sur le trottoir, dans les terrains vagues, dans les maisons des quartiers pauvres. Lundi, une femme de 27 ans a été retrouvée le crâne défoncé dans une petite maison du Seventh Ward. Quelques heures plus tard, un homme de 29 ans a reçu plusieurs balles dans la poitrine dans le quartier Leonidas avant d'être transporté à l'hôpital dans la voiture d'un ami.

Au moment de mettre sous presse, on rapportait 6 meurtres en 2013 à La Nouvelle-Orléans, ville de 350 000 habitants. À titre de comparaison, on ne signale que 2 homicides durant la même période dans le comté de Los Angeles, le plus populeux des États-Unis, où résident 10 millions de personnes.

Selon le FBI, il y a eu 485 meurtres en Louisiane en 2011, soit 10,6 par tranche de 100 000 habitants. Il s'agit du taux le plus élevé des États-Unis (à l'exception du district de Columbia, c'est-à-dire la ville de Washington).

Pendant que d'autres États cherchent à resserrer le contrôle des armes à feu, la Louisiane fait l'inverse. En 2012, l'État s'est doté des lois les plus permissives pour la vente d'armes à feu aux États-Unis. Une nouvelle loi donne même aux citoyens le droit d'assister à la messe avec leur arme à feu.

Ici, obtenir une arme à feu est pratiquement aussi facile que d'acheter un paquet de gomme. Les gens qui ont un casier judiciaire et qui ne peuvent acheter un fusil peuvent s'en procurer un sur le marché noir, alimenté par de petits revendeurs qui prennent leur stock à même les vendeurs d'armes peu contrôlés par l'État.

En 2011, l'organisme Brady Campaign a donné une note de 2 sur 100 à la Louisiane pour ce qui est de la prévention de la violence et du contrôle des armes, la pire note des 50 États américains.

Tamara Jackson a grandi dans Central City. En 2000, son père a été assassiné dans le quartier. Aujourd'hui, la jeune femme est à la tête du groupe Silence Is Violence, qui milite en faveur de lois plus sévères sur le contrôle des armes.

«Il y a trop d'armes, et elles sont trop faciles à obtenir en Louisiane, dit-elle en entrevue avec La Presse. Malheureusement, changer cela n'intéresse pas l'État.»

Les autorités, dit-elle, agissent quand elles sentent que le problème a un impact sur les gens d'affaires et les touristes.

«Mais quand la violence au quotidien touche les citoyens des quartiers pauvres, ça n'a pas la même importance.»

La police de La Nouvelle-Orléans n'a pas répondu aux demandes d'entrevue de La Presse.

Au lendemain de la tuerie de Sandy Hook, le mois dernier, le gouverneur républicain de la Louisiane, Bobby Jindal, a déclaré être opposé à de nouvelles lois sur les armes à feu.

«Le mal existe de ce côté-ci de l'éden, et des lois plus strictes sur les armes à feu ne seraient que d'autres lois brisées par ceux qui veulent faire le mal. Bannir les armes ne fonctionne pas. Nous n'appuyons pas cette idée.»

La liste

Le père Bill Terry reçoit la liste chaque semaine. Parfois, elle ne contient qu'un seul nom. Souvent, il y en a plusieurs, écrits avec l'âge et la façon dont les personnes ont trouvé la mort (agression au couteau, balles, noyade). Tous les dimanches, il lit la liste durant la messe.

Puis le père Terry fait une chose qu'il est le seul à faire aux États-Unis: il écrit les noms des morts sur un grand panneau devant son église. Des centaines de noms sont aujourd'hui affichés à la vue des passants sur l'avenue de l'Esplanade, au coeur de La Nouvelle-Orléans.

Assis dans son grand bureau du presbytère de la paroisse Saint Anna, une cigarette brûlant dans son cendrier, M. Terry, 61 ans, raconte que son projet vise à donner une voix aux disparus. Il n'est pas antiarmes, mais il dit voir une tendance dans la façon dont les gens sont tués.

«Si vous regardez mon tableau, 98% des morts sont causées par les armes à feu. Pas un couteau de cuisine. Pas une batte de baseball. Une arme à feu.»

Durant sa jeunesse, les armes que possédait sa famille étaient des fusils de chasse. Il a hérité de tous ces fusils et ne sait quoi en faire.

«Aujourd'hui, ce sont les armes qui ne servent pas à la chasse qui sont devenues populaires. Nous avons des endroits très pauvres en Louisiane. Des générations ont grandi dans la violence. Pour eux, quand on a un problème, on le règle par la violence. C'est tout ça qu'il faut changer.»

Bonne étoile

Assis sur le porche de sa maison du quartier Seventh Ward, Marvin Smith écoute la musique qui émane de sa vieille radio défoncée. La radio a survécu à l'ouragan Katrina, et M. Smith en est fier.

Quand on lui demande ce qu'il pense des armes à feu, il répond qu'il a un revolver à la maison. Mais la prolifération des armes l'inquiète.

«L'autre jour, j'étais au dépanneur et un type s'est mis à tirer dehors. Il avait l'air drogué et tirait dans le trottoir. Il m'a dit de déguerpir et c'est ce que j'ai fait... C'est trop facile d'avoir une arme par ici.

Les armes à feu ne séduisent pas tout le monde.

Michael Hill père, barbier sur Tulane Avenue, dans le quartier populaire Mid-City, refuse d'être armé et estime que les fusils d'assaut n'ont pas leur place entre les mains des particuliers.

«Avoir une arme, c'est dire qu'on est prêt à prendre la vie de quelqu'un, dit-il. C'est déjà un geste violent. Je préfère laisser les armes aux militaires et aux policiers et m'en remettre à ma bonne étoile.»