Le 10 janvier 1992, 7200 petits canards jaunes sont tombés dans le Pacifique à mi-chemin entre Hong Kong et Seattle. Accompagnés de 21 600 autres petits animaux de plastique -grenouilles vertes, tortues bleues et castors rouges-, ils ont dérivé pendant des années, faisant la joie des «batteurs de grève», ces personnes qui arpentent les plages du Pacifique à la recherche de débris marins inhabituels. Une batteuse de grève du Maine a même affirmé avoir trouvé l'un de ces petits canards jaunes après une odyssée dans l'Arctique, alors que les médias britanniques ont passé quelques semaines, en 2007, à guetter leur arrivée.

Pendant six ans, Donovan Hohn, professeur d'anglais à New York, a suivi à la trace ces 7200 canards jaunes. Il a tiré de son enquête un livre, Moby Duck, qui vient de paraître, dans lequel il met en lumière les marges maritimes de la mondialisation et donne ses lettres de noblesse à l'«archéologie de l'ordinaire» inventée par le romancier américain James Agee, auteur du portrait de la pauvreté américaine Let Us Now Praise Famous Men.

«J'ai eu l'idée de ce livre à cause de l'un de mes étudiants, explique Donovan Hohn, maintenant journaliste et écrivain. Je leur avais demandé de faire de l'archéologie de l'ordinaire, de me parler d'objets anodins. Lui a décidé de me parler du canard de bain qu'il traînait partout comme porte-bonheur. Il a inclus dans son récit l'histoire des 7200 canards naufragés, qui a notamment été reprise dans un livre pour enfants, Ten Little Rubber Ducks, d'Eric Carle. Une nuit, après avoir lu son travail, je n'arrivais pas à dormir et j'ai décidé de me pencher sur l'histoire.»

M. Hohn a bientôt appris que l'histoire avait une suite surréaliste: le fabricant chinois du jouet, sous-traitant de la société américaine The First Years, venait d'annoncer qu'il donnerait un bon du Trésor américain d'une valeur de 100$US à quiconque trouverait dans l'Atlantique l'un des 7200 canards de bain. Quelques-uns auraient été retrouvés en Angleterre, mais aucun ne portait de numéro de série valide. Une femme du Maine a affirmé dans un bulletin de batteurs de grève de l'Alaska, Beachcombers' Alert, avoir trouvé l'un des canards, mais elle avait jeté sa trouvaille, ignorant que The First Years offrait une récompense.

«J'ai mis dans le congélateur des canards que j'ai retrouvés en Alaska lors d'expéditions avec des batteurs de grève, dit M. Hohn. Les canards provenaient presque certainement de la cargaison perdue en 1992. Au bout de quelques semaines en mer, ils se brisaient en mille miettes au moindre choc. Je ne crois pas qu'aucun des 7200 canards ait pu traverser l'Arctique mais, avec beaucoup de chance, ce n'est pas impossible.»

L'idée que les courants puissent transporter un objet du Pacifique vers l'Atlantique est née après qu'un navire américain de recherche, l'USS Jeannette, eut fait naufrage en 1879, écrasé par les glaces au nord du détroit de Béring. Des débris de l'épave de l'USS Jeannette ont été retrouvés sur les côtes du Groenland trois ans plus tard. «Pour une raison que j'arrive mal à m'expliquer, cette idée fascine les gens, dit M. Hohn. C'est peut-être la même raison qui pousse les batteurs de grève à ramasser des objets dont ils tentent ensuite de connaître l'histoire. Je suis un bon exemple de cette fascination. Elle m'a poussé à abandonner ma femme à une semaine de la date prévue de la naissance de notre premier enfant pour aller en Alaska. L'année suivante, j'y suis retourné, toujours sur la trace des canards, en pleine convalescence d'une opération au dos.»

Pourquoi les canards jaunes se sont-ils retrouvés dans le Pacifique? «Il y a finalement très peu de conteneurs perdus en mer, dit M. Hohn. J'ai réussi, avec des recherches sur les microfilms d'horaires de navigation, à trouver le navire qui transportait les cargaisons, le Ever Laurel. Mais tout ce qu'on sait, c'est que six conteneurs ont été perdus lors de ce voyage.»

L'écrivain américain a par contre mis au jour un mystère du commerce maritime: comment le cargo China a-t-il pu perdre les trois quarts de sa cargaison en haute mer en 1998? Une «vague scélérate» a presque certainement été en cause -comme celle qui a frappé le voilier où prenait place Laura Gainey en 2006-, mais le China a dû arriver à garder son équilibre, et les câbles qui retenaient les conteneurs se sont brisés à cause d'une gîte trop prononcée. «Curieusement, il y a encore des zones d'ombre dans la science des mouvements des navires, dit M. Hohn. À cause du China, il y a maintenant beaucoup de recherches sur un nouveau type de mouvement «paramétrique», qui inquiète beaucoup les assureurs maritimes parce que les manoeuvres normalement prévues en cas de vague scélérate accentuent le problème.»

M. Hohn a aussi enquêté sur l'accumulation d'objets de plastique dans une zone précise du Pacifique à cause des courants marins. «Par le passé, les objets qui se retrouvaient là étaient en bois, et ils finissaient par couler. Maintenant, le plastique reste à flot des années et des années. L'image qu'on en a ne correspond toutefois pas à la réalité: ce n'est pas une agglomération d'objets, mais plutôt une vaste étendue où on trouve de petits granules de plastique entre deux eaux. On les voit quand on écume la surface de l'eau, mais pas du pont d'un bateau.»