Devant le bureau du Parti républicain de Columbus, la pelouse est hérissée de pancartes électorales. Il y a bien sûr celle de John Kasich, qui veut être gouverneur, celle de Jon Husted, qui aspire au poste de secrétaire d'État, ou encore celle de Rob Portman, qui cherche à se faire élire au Sénat. Mais il y a aussi celle de Judith Lanzinger, qui brigue un poste de juge à la Cour suprême de l'Ohio.

D'ici au 2 novembre, date des élections de mi-mandat, des centaines de juges américains comme Mme Lanzinger jouent les politiciens pour convaincre les citoyens de leur confier un poste de magistrat. De la cour municipale à la Cour suprême, qu'ils traitent d'affaires civiles ou criminelles, tous doivent plaider leur cause et espérer un verdict populaire en leur faveur. Une décision sans appel, il va sans dire.

Dans le war room du Parti républicain, d'autres affiches de la juge Lanzinger attendent d'être distribuées. «Comment allez-vous?», dit-elle en serrant des mains vigoureusement en ce début de soirée. Les journées sont longues, partagées entre le travail à la Cour suprême (elle y siège depuis 2004) et les activités politiques pour obtenir un autre mandat de six ans. «Ce midi, j'étais devant des représentants du monde agricole. Cette semaine, je parlerai à des médecins, des syndicats. Et ainsi de suite jusqu'aux élections.»

Sa vis-à-vis est une démocrate de Cleveland. Entre une séance à la Cour d'appel et une assemblée partisane à l'université, Mary Jane Trapp fait une pause-café. Elle n'en est pas à sa première campagne électorale et apprécie visiblement l'exercice. «Les juges ont besoin de se faire voir hors de la cour, dit-elle. Ils se doivent de parler aux gens. Ils doivent défaire certains mythes. Beaucoup de gens ne comprennent pas notre travail. On doit expliquer que nous n'écrivons pas les lois, nous les appliquons.»

Non, la plupart des juges américains ne peuvent s'installer confortablement, à vie, dans leur fauteuil. Ils doivent expliquer à la population ce qu'ils feront et qui ils sont.

Mme Lanzinger, sur son site, insiste sur ses origines modestes et ouvrières. Mme Trapp mise sur sa longue expérience d'avocate «au service des familles, des enfants défavorisés et des petits entrepreneurs».

Aucune ne cache son affiliation partisane et aucune n'y voit une apparence de conflit d'intérêts.

«Je suis républicaine, c'est un fait, dit Mme Lanzinger. Tout comme c'est un fait que je suis une femme, blanche, catholique.» Mary Jane Trapp est du même avis, précisant que, contrairement à un politicien, «je n'ai pas de programme».

Tradition typiquement américaine qui remonte aux années 1800, les élections judiciaires avaient pour but de soustraire les juges aux influences politiques et permettre à la population de chasser un juge incompétent.

Mais aujourd'hui, le système est en crise. Les années 2000 ont connu de sérieux dérapages éthiques. D'où cette question posée par les observateurs: la justice américaine est-elle à vendre?

Car une campagne électorale coûte de l'argent. Beaucoup d'argent. De l'argent versé surtout par des partis politiques, des entreprises, des syndicats, des firmes d'avocats. Bref, des gens appelés à comparaître devant ces mêmes juges.

«Les gens ne versent pas des contributions électorales pour rien, dit l'avocat William Weisenberg, de l'Association du Barreau américain. Ils financent un juge qui partage leur philosophie du droit.»

Le cas de l'Ohio est patent. À la fin des années 90, plusieurs entreprises de l'État ont fait face à des jugements leur ordonnant de verser des millions de dollars en compensation. Leurs tentatives pour instaurer un plafond aux sommes réclamées ont toutes échoué à la Cour suprême de l'État, dont tous les juges étaient, par ailleurs, démocrates.

À partir des élections de 2000 et 2002, la Chambre de commerce de l'Ohio a donc lancé une offensive pour promouvoir la candidature de juges républicains. En 2002, le budget de chacun des quatre candidats en lice pour combler les deux postes disponibles à la Cour suprême ont atteint des sommes délirantes: plus de 1 million de dollars chacun. Parmi les plus importants donateurs du côté républicain se trouvaient des compagnies d'assurances, des hôpitaux et des médecins. «Des gens qui sont susceptibles d'être poursuivis et de devoir verser beaucoup d'argent en dommages et intérêts», précise William Weisenberg.

Dans d'autres États, les cigarettiers ou de puissants groupes d'intérêts, qu'ils soient militants pro-vie ou pro-armes à feu, comptent aussi parmi les importants donateurs. Un syndicaliste de l'Ohio a ainsi résumé l'enjeu: «Nous avons compris depuis un long moment qu'il est plus facile de faire élire 7 juges que 132 parlementaires.»*

L'offensive de la Chambre de commerce et des républicains a porté ses fruits: aujourd'hui tous les juges de la Cour suprême de l'Ohio, sauf un, sont républicains.

Au coeur de la crise, l'impartialité des juges est remise en question. Des sondages ont montré que 3 Américains sur 10 croient que les contributions affectent les décisions prises par les juges. Pire: près de la moitié des juges partagent cette perception!

Est-ce la réalité? Les juges Lanzinger et Trapp disent que non. William Weisenberg est prudent. «La perception est là. Mais nous n'avons pas de preuves que ce soit vraiment le cas.»

La directrice de Money in Politics, Catherine Turcer, roule les yeux. «J'aimerais tellement croire que ce n'est pas le cas!», dit celle qui scrute les contributions versées aux élus.

L'un des cas les plus dérangeants de conflit d'intérêts est survenu en Virginie-Occidentale en 2004. Don Blankenship était président d'une mine de charbon récemment condamnée à verser 50 millions en dommages. La société s'apprêtait à porter sa cause en appel au moment des élections. Blankenship a alors versé 3 millions de dollars à la campagne du juge Brent Benjamin, soit près des deux tiers de son budget. Benjamin a été élu. Deux ans plus tard, quand la cause a été entendue par la Cour suprême, le juge Benjamin ne s'est pas récusé. La Cour a rendu sa décision: trois juges contre deux, en faveur de la mine.

La décision a choqué le pays. En juin 2009, la Cour suprême des États-Unis a blâmé le juge Benjamin pour ne pas s'être récusé. Le président de la mine a eu «une influence significative et disproportionnée» dans l'élection du juge Benjamin. Même en l'absence de preuve de collusion entre les hommes, les contributions ont posé un risque raisonnable qui aurait justifié que le juge Benjamin se retire de la cause.

«Tant qu'il y aura de l'argent privé investi dans les élections, la perception d'influence sur les juges va demeurer», dit William Weisenberg.

Y remédier n'est pas facile. Mary Jane Trapp croit en un financement public des campagnes électorales des juges, comme c'est le cas en Caroline-du-Nord, pour les libérer du fardeau de recueillir des fonds.

«Le problème, concède-t-elle, c'est de savoir où l'État trouverait l'argent. L'Ohio a déjà du mal à équilibrer son budget.»

Catherine Turcer voudrait que les règles de récusation soient plus sévères pour éviter que les juges entendent les causes de leurs gros donateurs. «Mais à partir de quel montant un donateur devient-il trop influent? 5000$? 10 000$?»

William Weisenberg souhaite que les juges des tribunaux supérieurs, comme à la Cour suprême de l'État, soient nommés par le pouvoir. Le gouverneur devrait choisir parmi une courte liste de candidats proposés par un comité non partisan.

Mais il ne se fait pas d'illusions. Entre deux candidats de qualité, le gouverneur choisira toujours celui qui est dans son camp... «On ne s'en sort pas, la politique est toujours là.»

* Cité dans le rapport The New Politics of Judicial Elections 2000-2009, Brennan Center for justice.

«Les juges ont besoin de se faire voir hors de la cour» estime la candidate démocrate à la Cour suprême de l'Ohio, Mary Jane Trapp.

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Élu ou nommé

Trente-neuf États élisent leurs juges à au moins un échelon de leur système juridique. Seuls 11 États - la majorité en Nouvelle-Angleterre - confient les nominations de juges à leurs parlementaires. Trois autres pays élisent certains de leurs juges: la Suisse, le Japon et la France.

Dehors, le juge!

L'argent est le nerf d'une guerre qui se déroule à la télé pendant la pause commerciale. Ces jours-ci, en Iowa, des conservateurs réclament la tête des juges qui ont voulu annuler l'interdiction du mariage entre conjoints du même sexe. Au Michigan, les démocrates attaquent un juge républicain qualifié d'«ami des pétrolières». Au cours des dernières années, des groupes de pression n'ont pas hésité à claironner qu'un juge avait laissé filer des agresseurs d'enfants ou des terroristes en puissance pour s'en débarrasser... Leurs propres campagnes parallèles, extrêmement influentes, ne sont pas comptabilisées dans les dépenses électorales officielles.

Photo: AP

La Cour suprême de l'Iowa s'est prononcée l'an dernier en faveur du mariage gai, ce qui n'a pas manqué de réjouir Dawn Barbouroske, son amoureuse Jen, et leur fille de 6 ans, Bre. Mais les conservateurs réclament la tête des juges qui ont pris cette décision.