L'homme invisible est devenu l'homme incontournable. Après avoir préféré les coulisses à l'avant-scène durant ses années à la vice-présidence des États-Unis, Dick Cheney se retrouve ces jours-ci sur toutes les tribunes, d'où il étrille Barack Obama, défend les politiques les plus controversées de l'administration Bush et met en garde le Parti républicain contre la modération.

Le voici donc, mardi, sur la chaîne économique Fox Business, critiquant sévèrement la décision du nouveau président américain de fermer le camp de détention de Guantánamo d'ici un an: «Je pense que c'est une idée affreuse. Si l'on fait venir ces gens aux États-Unis, je ne connais pas un seul membre du Congrès qui va se lever pour dire: ''Mon Dieu, envoyez-moi quelques terroristes. J'aimerais bien avoir quelques gars d'Al-Qaeda dans ma circonscription.''»

Deux jours plus tôt, lors d'une entrevue sur la chaîne CBS, il accusait le chef de la Maison-Blanche de mettre la sécurité des États-Unis en danger par sa décision de renoncer aux techniques d'interrogatoire, assimilées à la torture, qui ont été autorisées par l'administration Bush pour faire parler les suspects de terrorisme. Il retenait également l'attention en accordant sa préférence à l'animateur de radio Rush Limbaugh, un conservateur pur et dur, sur l'ex-secrétaire d'État Colin Powell, comme républicain modèle.

Et, dans une semaine, il prononcera un discours sur la sécurité nationale devant l'American Entreprise Institute, un laboratoire d'idées néoconservatrices.

L'ubiquité de Dick Cheney ne tranche pas seulement avec la prédilection de l'homme pour le secret. Elle rompt également avec la tradition américaine.

«Ce comportement est très inhabituel, dit Joel Goldstein, professeur à la faculté de droit de l'Université de Saint-Louis et spécialiste de la vice-présidence américaine. D'ordinaire, une fois qu'ils quittent leurs fonctions, les anciens vice-présidents entrent dans une période d'hibernation pour donner à la nouvelle administration la chance de faire ses preuves. Ce n'est que plus tard qu'ils refont surface pour lancer leur campagne à la présidence ou formuler des critiques.»

Sauf erreur, Dick Cheney, un des vice-présidents les plus impopulaires de l'histoire américaine, n'a pas l'intention de briguer la Maison-Blanche. Dans une certaine mesure, cette renonciation le libère et lui permet notamment de tenter d'influencer le débat sur la torture, à un moment où plusieurs démocrates et représentants de groupes de défense des libertés réclament des enquêtes parlementaires ou des poursuites judiciaires contre les architectes du programme d'interrogatoire de la CIA.

Si la Maison-Blanche s'inquiète des interventions de Dick Cheney, elle le cache bien. Lundi, le porte-parole du 1600 Pennsylvania Avenue, Robert Gibbs, a adopté un ton philosophique pour accuser l'ancien vice-président de vouloir rejouer l'élection présidentielle de 2008 avec ses critiques.

«Je pense qu'il s'agit d'une série d'idées et de pensées qui étaient en grande partie le thème des dernières élections, et qui ont été rejetées», a-t-il dit.

Et Robert Gibbs d'ajouter: «Ils (les républicains) avancent en regardant en arrière. Si le vice-président (Dick Cheney) pense que c'est la façon de renforcer le Parti républicain, nous le laissons volontiers à ces pratiques.»

Conscients de l'impopularité de Dick Cheney, certains républicains souhaiteraient le voir suivre l'exemple de George W. Bush, qui a choisi de rester discret sur la politique menée par son successeur.

«Il est en train de détruire ce qui reste du Parti républicain, a déclaré Lawrence Wilkerson, ex-directeur de cabinet de Colin Powell au secrétariat d'État, lors d'une interview sur la chaîne MSNBC. Il devrait rentrer chez lui et se la fermer.»

Mais l'ancien vice-président n'a pas dit son dernier mot.

«Je suis convaincu, absolument convaincu, que nous avons sauvé des milliers, peut-être des centaines de milliers de vies», a-t-il dit dimanche sur CBS en défendant les techniques d'interrogatoire de la CIA.

Bien sûr, le même homme s'était aussi dit absolument certain que Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive.