Je m'appelle Valérie Landry, j'habite Conakry depuis cinq ans, je suis Québécoise et, depuis peu, je suis aussi Guinéenne, très officiellement (et très fièrement) Guinéenne, avec un passeport et tout.

L'autre semaine, j'ai envoyé un courriel à Pierre Foglia pour lui parler un peu de l'Ebola à la suite de ses deux articles sur le sujet, et il m'a proposé de tenir ce journal sur le modèle de L'amour aux temps du choléra, sauf que ce sera La vie aux temps de l'Ebola, en trois épisodes, celui-ci, jeudi et samedi.

En passant, c'est amusant de le noter, il y a moins de cas de choléra ici depuis qu'il y a l'Ebola, grâce aux points d'eau un peu partout pour se laver les mains. Comme quoi tout n'est pas toujours tout noir, même en Afrique.

J'ai 27 ans, j'ai rencontré mon mari guinéen à Montréal, il s'appelle Bocar, on n'a pas d'enfants, il n'est pas dit qu'on n'en aura pas, mais faudrait se dépêcher un peu, il a 16 ans de plus que moi. Il est comptable pour une société minière. Moi, je travaille comme responsable d'un programme d'alphabétisation dans une institution française.

On habite une petite maison qui appartient à la famille de mon mari dans Ratoma, un quartier populaire de Conakry, populaire au sens de ni chic ni misérable. J'ai un chat qu'on appelle Plafond parce qu'on l'a trouvé entre le plafond et le toit, un chien aussi; dans ma cour, il y a un cocotier et un citronnier actuellement plein de citrons, mais je n'ai plus d'avocatier, il était malade - non, c'est pas l'Ebola - et il a fallu le couper.

Je ne porte pas de gants, ni de masque.

Peur? J'ai eu peur au début. Je me souviens quand on a parlé du virus Ebola la première fois, c'était un vendredi, en février, ce n'était pas si menaçant, c'était loin dans la forêt. Sauf que le lundi, il était déjà rendu à Conakry. Alors oui, les gants, le masque, la peur et même la panique. Ç'a duré des semaines et puis... et puis la panique ne peut pas durer tout le temps, tu mourrais d'ulcères ou d'un de ces cancers que nourrit l'anxiété bien avant de mourir de l'Ebola.

Petit à petit, j'ai recommencé à vivre comme d'habitude. C'est sûr, je prends des précautions, mais ai-je peur? Oui. Non. Ça dépend. Par exemple, la femme de ménage. À un moment donné, je me suis mise à freaker sur notre femme de ménage, et si l'Ebola rentrait avec elle? On a convenu qu'elle prendrait sa douche en arrivant et... et je ne freake plus. Je n'y pense plus. Ce n'est pas très raisonnable, je sais, mais c'est comme ça.

Ai-je peur? Si j'avais réellement peur, je serais partie. En fait, vous allez me trouver folle, une des choses dont j'aurais peur, là tout de suite, ce serait d'aller à Montréal. On devait y aller pour les Fêtes, je viens d'annuler. Imaginez, j'arrive à Dorval avec un peu de fièvre et hop, je me retrouve en isolement et peut-être même au téléjournal. Je comprends, mais je n'ai pas envie de vivre ça ni de le faire vivre à mes proches. J'ai une petite nièce de 2 ans à Montréal qui a été si malade le mois dernier qu'il a fallu appeler l'ambulance. Première question des ambulanciers à ma soeur: avez-vous voyagé récemment en Afrique de l'Ouest, avez-vous été en contact avec une personne qui a voyagé en Afrique de l'Ouest? Imaginez si j'avais été là, imaginez l'éléphant dans la pièce.

Samedi soir, ce samedi, appel surprise du gouvernement canadien, on me demandait mon adresse et si j'avais l'intention de rentrer au Canada.

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Jusqu'à tout récemment, je ne connaissais personne mort de la fièvre Ebola. Je connaissais juste des gens qui connaissaient des gens...

C'est drôle à dire pour quelqu'un qui vit dans ce pays où le virus a déjà fait près de 1000 morts: j'avais oublié non pas l'Ebola, mais sa proximité, oublié qu'il était là, à deux pas. Je m'étais habituée au point de plus entendre ce qu'on en disait, et quand j'entendais, je me rebiffais: ce qu'ils sont fatigants avec ça...

Et puis, il y a trois semaines, en revenant du travail, dans ma rue, devant la maison d'un voisin, la troisième en partant de la nôtre, il y avait ce gros camion blanc de Médecins sans frontières avec le numéro 115 écrit dessus; 115 est le numéro que l'on doit appeler pour signaler un cas d'Ebola.

Ce ne sont pas des voisins que je fréquentais, on se saluait, c'est tout. La dame est morte rapidement, elle a été contaminée par une parente en visite, parente qui, elle, a survécu.

La peur est revenue d'un coup. Ce numéro 115 si essentiel pour isoler le virus, circonscrire la maladie, est en même temps une invitation à dénoncer, quelque chose qui ressemble à une chasse aux sorcières. L'autre jour, je ne me sentais pas très bien au travail et au lieu d'avoir peur d'avoir attrapé le virus, j'ai eu peur de me mettre à vomir, peur surtout que quelqu'un me voit vomir et appelle le 115. Peur de la dénonciation plus que de la maladie elle-même.

Les voisins dont je vous parlais tantôt sont, depuis, tenus à l'écart par tout le quartier, une stigmatisation qui touche aussi les gens qui habitent leur cour.

Vous me demandez ce que je ferais si je pensais être malade? Ou mon mari? Si j'appellerais le 115? C'est une très bonne question, mais je ne vous remercie pas de me l'avoir posée.

Franchement, j'aurais peur d'aller à l'hôpital. J'aurais peur d'avoir à faire à un médecin qui vient de toucher quelqu'un qui est contaminé. Ebola ou pas, la règle ici est d'éviter les hôpitaux. Même s'il y en a deux ou trois qui sont pas mal, comme l'hôpital sino-guinéen près de chez moi, parrainé par des Chinois. Aussi l'hôpital Ambroise-Paré, mais oubliez ça si vous n'êtes pas très riche, il est très cher, et il faut payer cash...

Vous me demandiez quel temps il fait à Conakry? Il fait super chaud et humide. On est à la fin de la saison des pluies, il pleut encore beaucoup, surtout la nuit.

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Vous me demandez comment ça va à part ça? Vous voulez dire à part l'Ebola, la malaria, la dengue, le choléra, la fièvre jaune, les rues sans trottoir transformées en coulées de boue par les pluies, les coupures d'eau, les coupures d'électricité?

Le plus gros problème ici, après l'Ebola (bien des gens vous diraient avant), c'est l'électricité: la plupart du temps, il n'y en a pas. Deux semaines sans électricité, c'est rien d'inhabituel. Et quand il y en a, c'est pas longtemps. J'ai une génératrice qu'on fait fonctionner six heures tous les soirs, mais en ce moment, elle est en panne. L'eau aussi vient à manquer souvent.

Vous me demandez comment ça va à part ma génératrice en panne? Ça va. Sauf que tout à l'heure, au supermarché où je suis allée en revenant du travail, quelqu'un m'a encore appelée «la blanche», la «foté» en langue soussou - le français est la langue officielle que 60% des gens comprennent, le soussou est la langue majoritairement parlée à Conakry. Bref, il ne s'est pas passé une journée en cinq ans, pas une seule, sans que je me fasse traiter très ouvertement, dans la rue, dans les commerces de «foté», de blanche. C'est dit sans réelle hostilité, c'est tannant pareil.

Bon, faut que je vous laisse pour aller préparer le souper. Ce sera du riz ce soir, juste du riz, la Blanche a pas envie de se casser la tête.

À jeudi.

Propos recueillis par Pierre Foglia. Premier texte d'une série de trois de «La vie aux temps de l'Ebola», à paraître jeudi et samedi.