Après avoir testé leur sérum expérimental sur deux humanitaires à l'agonie, des scientifiques canadiens et américains sont prêts à jouer le tout pour le tout afin de sauver d'autres victimes du virus Ebola.

Leur sérum - qui n'avait encore jamais été administré à des humains - pourrait être rapidement injecté à d'autres malades.

«Nous faisons d'intenses efforts pour augmenter notre production», a écrit à La Presse le Dr Jeff Turner, président de Defyrus, basé à Toronto.

La biopharmaceutique collabore au développement du ZMapp, un cocktail d'anticorps qui semble empêcher le virus de se reproduire et alerte le système immunitaire pour qu'il détruise les cellules infectées. Le ZMapp a permis de guérir plusieurs singes contaminés, avant d'être expédié «par compassion» à un médecin et à l'une de ses collègues. Ils ont survécu à la fièvre hémorragique alors qu'on les croyait condamnés.

Comme Defyrus, son partenaire américain, Mapp Biopharmaceutical, a annoncé qu'il accélérait la cadence de production pour «aider à faire face à l'épidémie d'Ebola en Afrique de l'Ouest».

Injuste

Depuis l'usage inusité du sérum expérimental, il y a trois jours, la controverse prend de l'ampleur. Les autorités nigérianes réclament d'y avoir accès pour leur population. Et plusieurs s'indignent que deux Américains en aient bénéficié alors que les Africains doivent craindre la mort. D'autres clament au contraire que les Africains ne doivent pas servir de cobayes. Car si certaines éclosions d'Ebola tuent parfois jusqu'à 90% des personnes infectées, cette fois, 40% des malades arrivent à s'en remettre sans traitement particulier.

Hier, l'Organisation mondiale de la santé a demandé à un groupe d'éthiciens de formuler des «lignes de conduite» quant à l'usage du médicament expérimental. «Nous sommes dans une situation inhabituelle. Nous avons une maladie avec un taux élevé de mortalité sans aucun vaccin approuvé», a dit la directrice générale adjointe de l'OMS, la Dre Marie-Paule Kieny.

À moins de contourner les règles éthiques habituelles, aucun remède contre l'Ebola ne pourra être commercialisé avant au moins un an ou deux, même en inondant les chercheurs de subventions.

«Quand il n'existe pas d'autre solution, pourquoi ne pas essayer? Cela sauve des vies et donne de l'information utile aux chercheurs», a dit à La Presse le Dr Shan-Lu Liu, professeur adjoint de microbiologie et d'immunologie de l'Université McGill, à Montréal, actuellement au Missouri. Le codécouvreur du virus, Peter Piot a tenu le même discours à l'Agence France-Presse.

Un vaccin contre l'Ebola et certains des anticorps composant le sérum ZMapp ont été mis au point au Laboratoire national de microbiologie de Santé Canada, à Winnipeg.

Il s'agit de deux remèdes puissants qui ont fait leurs preuves sur les singes, précise l'ancien dirigeant du laboratoire, Heinz Feldmann, qui dirige maintenant le laboratoire de virologie de l'Institut national de santé américain, au Montana.

D'après le Dr Feldmann, plusieurs écueils risquent toutefois de retarder leur distribution rapide à grande échelle. Par-delà les interrogations d'ordre éthique, la production massive de remèdes expérimentaux représente un formidable défi. Le ZMapp est extrait de plants de tabac génétiquement modifiés qui poussent seulement dans une demi-douzaine de serres, au Kentucky.

«D'après ce que j'entends, nous manquons de matière première pour traiter un grand nombre de gens. Cela pourrait prendre des mois pour produire des quantités suffisantes ou couvrir de vastes régions», dit-il.

«Et sur le terrain, les conditions ne sont pas propices. On ignore entre autres choses comment les gens réagiraient à ces remèdes.»

En 1995, lors d'une autre épidémie d'Ebola, précise-t-il, on avait aussi donné un traitement expérimental à huit personnes, mais pas plus.

Manque d'argent

Gary Kobinger, chef du programme des pathogènes spéciaux au laboratoire de Winnipeg, a hâte de voir bouger les choses. En rentrant d'Afrique, fin juillet, le diplômé de McGill a déclaré à La Presse Canadienne qu'il espérait que l'épidémie permettrait d'accélérer l'approbation d'urgence des remèdes expérimentaux.

En 2012, le chercheur de Québec déclarait au Globe and Mail qu'il était prêt à tester ses remèdes contre l'Ebola sur les humains. Deux ans plus tard, les essais n'ont toujours pas débuté.

Un autre laboratoire canadien, Tekmira de Vancouver, avait commencé à tester son médicament contre l'Ebola, TKM-Ebola, sur des sujets humains. En juillet, trois mois après lui avoir permis d'accélérer les choses, la Food and Drug Administration américaine a toutefois fait volte-face et lui a demandé de suspendre ses essais en raison de problèmes de dosage.

Les laboratoires universitaires ou gouvernementaux manquent d'argent pour aller de l'avant. Et les sociétés pharmaceutiques investissent bien davantage pour lutter contre la calvitie ou la dysfonction érectile que pour lutter contre l'Ebola, qui frappe les pays pauvres.

«Le financement est coupé partout. J'espère que l'épidémie changera les choses», affirme le professeur Shan-Lu Liu.

«L'Ebola est rare et il est difficile d'amortir les frais de recherche et de développement pour quelque chose qui risque d'être utilisé très rarement», explique Jean-Luc Martre, directeur des relations gouvernementales chez Medicago, qui se spécialise dans les vaccins à base de plantes.

La biopharmaceutique de Québec vient néanmoins de plonger dans la lutte contre l'Ebola, en commençant à produire ses propres anticorps à base de plantes, avec un partenaire dont le nom reste secret (voir autre texte).

En 2011, Medicago a lancé un projet de vaccin contre l'Ebola avec l'United States Army Medical Research Institute of Infectious Diseases (USAMRIID). Ce projet a toutefois été abandonné.

M. Martre n'a pas voulu révéler si l'armée américaine collabore au nouveau projet de Medicago contre l'Ebola.

Chose certaine, les ministères de la Défense des États-Unis et du Canada sont parmi les plus importants bailleurs de fonds des chercheurs sur l'Ebola, car ils craignent que des terroristes ne déclenchent volontairement une épidémie. Ils financent déjà les Canadiens derrière le ZMapp et le TMK-Ebola.

Depuis le début de l'épidémie actuelle, près de 1000 personnes sont mortes, notamment des douzaines de médecins et d'infirmières. Cette fois-ci, les humanitaires semblent dépassés et ne parviennent pas à enrayer la propagation du virus avec les méthodes sanitaires habituelles.