Épicentre des violences interethniques qui ravagent le sud du Kirghizistan depuis vendredi dernier, Och, deuxième ville du pays, est aujourd'hui défigurée et vidée de milliers de ses habitants en fuite, tout comme le village voisin de Chark. Des Kirghiz, majoritaires, et des Ouzbeks, minoritaires, accusent les élites politiques d'avoir instrumentalisé les tensions pour faire avancer leurs intérêts. Les blessures seront longues à cicatriser, explique notre correspondant.

Pour se rendre dans le village de Chark, à la sortie d'Och, il faut changer de voiture. Le chauffeur, kirghiz, n'ose plus s'aventurer dans les endroits peuplés d'Ouzbeks. Et inversement.

 

À Chark, le ressentiment est grand, mais personne ne peut nommer avec certitude les coupables des attaques qui ont dévasté le village. «L'armée ouvrait le passage en camion blindé puis d'autres nous attaquaient, certains en uniforme, d'autres non. Difficile de dire s'ils étaient soldats ou non», explique Darvan Badalov, 35 ans, en montrant les vestiges de dizaines de maisons et commerces incendiés.

Les femmes et les enfants du village ont pour la plupart fui. Les hommes, sans armes apparentes, ont installé des barricades sur la chaussée, craignant de nouvelles agressions.

Devant l'école primaire à moitié rasée par les flammes, Takhir Ousmanov raconte l'histoire de son fils, tué par un tireur dimanche alors qu'il tentait d'éteindre le troisième incendie à toucher l'école en trois jours.

Le géologue de 59 ans n'en veut toutefois pas aux Kirghiz, même s'il pense que certains d'entre eux sont à l'origine des troubles. «Il n'y a pas de mauvaise nation, il n'y a que de mauvaises personnes», dit-il, avant d'ajouter avoir reçu les condoléances de plusieurs collègues et amis kirghiz depuis la mort de son fils.

Selon les habitants du village, les vrais coupables sont les politiciens. Et pas seulement Kourmanbek Bakiev, le président renversé par de violentes manifestations en avril, que le gouvernement intérimaire de Roza Otounbaïeva accuse d'avoir allumé la mèche d'un conflit ethnique latent afin de reprendre les rênes de l'État. «Le gouvernement provisoire avait besoin de ce chaos pour se maintenir», lance un villageois. «Bakiev et le gouvernement cherchent à se partager le pouvoir sur le dos du peuple ouzbek», renchérit un autre.

Takhir a bon espoir qu'Ouzbeks et Kirghiz puissent vivre à nouveau ensemble. Il est toutefois moins optimiste quant aux chances de voir le Kirghizistan redevenir l'îlot de stabilité et de relative démocratie en Asie centrale qu'il était depuis la chute de l'URSS. «Je voudrais bien dire que j'attends des gens honnêtes pour prendre la tête du pays, mais je suis certain que les prochains seront encore des bandits.»

La vie reprend son cours à Och

À quelques kilomètres de Chark, dans le centre-ville d'Och, la vie commençait timidement à reprendre son cours hier après-midi. Dans l'une des rues principales, des marchands étalaient oignons, pommes de terre, concombres, pain, abricots et autres produits sur des couvertures posées à même le sol. Devant eux, des commerces calcinés et d'autres épargnés par les incendiaires.

Les nombreux graffitis «Mort aux Ouzbeks» n'ont toutefois rien pour rassurer la minorité. Ni les milices kirghizes aux allégeances floues qui sillonnent la ville, kalachnikov en bandoulière.

La mixité habituelle du centre-ville n'est plus visible. Pas un commerçant ouzbek n'ose y tenir boutique. Les quelques clients appartenant à l'ethnie minoritaire, qui compte pour plus de 40% de la population d'Och, passent rapidement faire leurs emplettes et repartent aussitôt.

Employée d'une coopérative agricole, la Kirghize Bouroul Bourjebaïeva est convaincue que les deux communautés n'ont rien à gagner dans ces troubles. «C'est l'élite qui crée la division, pas le peuple.»

Juste à côté, le boulanger Bekbolot blâme plutôt les Ouzbeks, devenus récemment «trop gourmands» à son goût dans leurs revendications. «Pourquoi veulent-ils l'autonomie, la reconnaissance de leur langue et de hauts postes dans l'administration? Si ça ne leur plaît pas, ici, ils peuvent retourner dans leur patrie historique, l'Ouzbékistan.»