Les sanctions imposées à la Russie pour son rôle dans la guerre ukrainienne n'ont pas encore eu les effets escomptés. La grande majorité des Russes croient que Vladimir Poutine a agi en pure légitime défense. L'opposition, elle, espère que les coups durs économiques des derniers mois vont finir par gruger la popularité du président.

Des feux d'artifice éclatent au-dessus de la forteresse Pierre et Paul, lieu de fondation de Saint-Pétersbourg. Sous le monument historique, un message lumineux roule en boucle sur un panneau lumineux: «Célébrons la libération par l'Armée rouge du blocus fasciste». Le mot «fasciste» clignote trois fois.

Le mot est à la mode en Russie. En ce 27 janvier, il désigne les nazis qui ont affamé Leningrad, redevenu Saint-Pétersbourg en 1990, pendant 900 jours et 900 nuits au cours de la Deuxième Guerre mondiale.

Mais à la télévision et dans la bouche des Russes, ce terme désigne aussi le gouvernement ukrainien qui a été mis en place après les manifestations du Maïdan, à Kiev, en 2013 et en 2014.

Dans le discours officiel russe, ce sont les «fascistes» qui ont pris le pouvoir après le putsch du président ukrainien élu, Victor Yanoukovitch. Ce sont ces mêmes fascistes que les séparatistes prorusses combattent en Ukraine de l'Est. La Russie, elle, est en réaction d'autodéfense. Les souffrances et la gloire de la guerre d'antan sont remises au goût du jour.



Guerres mêlées

Survivante du blocus de Leningrad, Galina Denisieva admet que les images qu'elle voit à la télévision ces jours-ci la replongent dans ses souvenirs de la Grande Guerre patriotique, le nom que les Russes donnent à la Deuxième Guerre mondiale. «Il y a un réel retour du fascisme en Ukraine. Tous les jours, on voit des gens, des enfants qui sont tués là-bas», dit la coiffeuse retraitée, âgée de 78 ans.

Sa propre histoire refait surface. Elle n'avait que 5 ans quand les troupes allemandes ont pris sa ville d'assaut. Elle, sa soeur et sa mère ont survécu en faisant bouillir dans l'eau le sol d'une ancienne fabrique de biscuits. «Nous pouvions ainsi récupérer un peu de sucre», raconte-t-elle. Autour d'elles, 1 million de personnes ont péri pendant le blocus.

Un an après la fin de la tragédie de Leningrad, l'Armée rouge libérait Auschwitz et jouait un rôle de premier plan dans la chute d'Hitler. Dans l'Union soviétique d'après-guerre, Galina Denisieva a vécu dans la plus grande pauvreté avec son mari, un chauffeur d'autobus, et leur bébé. «Malgré tout, après la Grande Guerre, nous étions fiers de ce que nous avions réussi à accomplir comme pays. Nous avons su nous défendre. Nous n'avons jamais eu de leader comme Staline», dit-elle. La victoire des Soviétiques contre les nazis a conféré à Staline une image de héros de guerre qui perdure encore aujourd'hui dans l'esprit de beaucoup de vétérans, et ce, malgré les purges et le goulag qui ont coûté la vie à des millions de personnes.

Nouveau héros de guerre

Galina Denisieva a vu passer beaucoup d'hommes à la tête de la Russie depuis Staline. Elle a peu de mots tendres pour les Khrouchtchev, Gorbatchev et Eltsine de ce monde. Mais elle ne tarit pas d'éloges sur Vladimir Poutine, qui a hérité d'une Russie en loques et l'a remise sur pied économiquement et militairement. «Ah, mon amour!», s'exclame-t-elle en parlant du président.

En 2010, Galina Denisieva a reçu une lettre du bureau de Poutine. Pour souligner son héroïsme pendant la guerre, il lui donnait un appartement. Rien de grandiose: un 1/2 dans une tour neuve d'un quartier périphérique de Saint-Pétersbourg. Pour Galina Denisieva et son mari, Boris, c'est le jour et la nuit par rapport à l'appartement communal insalubre qu'ils ont habité pendant plus de 30 ans. «Poutine nous a redonné notre fierté», dit-elle, en parlant autant d'elle-même que de son pays.

S'ils craignent la guerre comme la peste, Galina Denisieva et son mari sont favorables à l'annexion de la Crimée et soutiennent les politiques du gouvernement en Ukraine de l'Est. Comme pendant la Grande Guerre patriotique, ils croient que le pays doit se rallier à son leader, un point de vue partagé par la grande majorité des Russes, ainsi que par une partie de l'élite culturelle du pays.

Grand patron des studios de cinéma Mosfilm - là où, jadis, Sergeï Eisenstein a réalisé son Cuirassé Potemkine -, le réalisateur Karen Shahrnazarov a signé en mars dernier une lettre en faveur de Poutine et de ses positions à l'égard de la Crimée et de l'Ukraine. Plus de 500 autres - dont le cinéaste Nikita Mikhalkov et le chef d'orchestre Valéri Gergiev - lui ont emboîté le pas.

Dans son bureau, sous le regard de deux statuettes des Oscars et d'un Lion d'or de Venise, le cinéaste explique que le point de vue russe a mis un quart de siècle à émerger. «La plupart des Russes pensaient que les rapports avec l'Occident seraient différents après la disparition de l'Union soviétique et la fin de la guerre froide. Mais nous avons vu que l'OTAN s'est dépêchée à gagner du terrain, comme si la Russie était toujours une menace», note celui qui a consacré plusieurs films à la guerre, dont Le tigre blanc, qui a été dans la course aux Oscars en 2012.

L'OTAN, précise-t-il, a traversé la ligne rouge russe en tentant d'étendre ses tentacules en Ukraine. «L'Ukraine, c'est vraiment très proche de la Russie», estime M. Shahrnazarov. Kiev, rappelle-t-il, a été l'une des premières capitales de la Russie ancienne. La Crimée a fait partie du territoire russe de 1783 à 1954, date à laquelle Nikita Krouchtchev l'a cédée à l'Ukraine soviétique.

Aujourd'hui, dit-il, le pont entre la Russie et l'Occident est rompu. En diabolisant Vladimir Poutine et en assommant la Russie avec des sanctions, l'Ouest a causé une réaction de repli du plus grand pays du monde. «Plus l'Ouest déteste Vladimir Poutine, plus nous l'aimons», dit le patron de Mosfilm.

Le cinéaste espère qu'il y a une lumière au bout du tunnel. Selon lui, l'Occident devra voir la Russie comme un interlocuteur sérieux, indépendant. «Je veux bien que nous collaborions avec l'Occident, mais nous voulons que la Russie ait une voix. Nous ne voulons pas être un autre État balte.»

PHOTO PASCAL DUMONT, COLLABORATION SPÉCIALE

Le réalisateur Karen Shahrnazarov a signé en mars dernier une lettre en faveur de Poutine et de ses positions à l'égard de la Crimée et de l'Ukraine. 

LES RUSSES ET LE MONDE

> 68 % des Russes considèrent que leur pays est une superpuissance.

> 65 % des Russes préfèrent vivre dans un grand pays que les autres craignent plutôt que dans un petit pays confortable et inoffensif.

> 58 % des Russes pensent que le conflit en Ukraine est entre les autorités de Kiev et les gens du Donbass. Seulement 25% de la population croit que l'armée russe est déployée en Ukraine de l'Est.

> 88 % des Russes croient que leur pays est la cible d'une guerre de l'information lancée par l'Occident.

Source : Centre Levada, novembre et décembre 2014