L'Ukraine retenait son souffle samedi à la veille de législatives anticipées qui devraient donner une forte majorité aux forces pro-occidentales, aux prises avec un conflit meurtrier qui s'enlise dans l'Est avec les séparatistes prorusses.

«Pour mettre en oeuvre la stratégie réformatrice que nous avons préparée, la seule volonté politique n'est pas suffisante. Il me faut aussi une majorité au Parlement», a plaidé samedi le président Petro Porochenko dans un discours à la Nation.

La campagne officielle s'est achevée vendredi soir sans grand rassemblement ni manifestation de masse, assombrie par les hostilités qui ont fait selon l'ONU plus de 3700 morts depuis avril et contraint plus de 800 000 personnes à fuir leur foyer.

Au total, ce sont environ cinq millions d'électeurs, sur 36 millions, qui ne pourront pas voter dimanche, en Crimée rattachée à la Russie en mars et dans les zones contrôlées par les séparatistes dans le bassin minier du Donbass. 27 sièges de députés sur les 450 que compte la Verkhovna Rada, le parlement ukrainien, resteront donc vides.

Le processus de paix entamé par Petro Porochenko n'a pas mis totalement fin aux combats entre l'armée et les rebelles, qui s'apprêtent à organiser leurs propres élections le 2 novembre dans les régions de Donetsk et de Lougansk.

Même si aucune mort n'a été annoncée dans la population civile ni dans les rangs des forces ukrainiennes, signe d'un net apaisement, des tirs d'artillerie résonnent régulièrement dans Donetsk, principale ville aux mains des insurgés.

Le président russe Vladimir Poutine a déploré «le manque de bonne volonté» de Kiev. «Le plus important, c'est de mettre fin à la guerre immédiatement. Si l'Ukraine veut conserver son intégrité territoriale, et nous le voulons aussi, il faut comprendre qu'il ne faut pas s'accrocher à tel ou tel village», a-t-il averti.

«Issue pacifique»

Signe de la nervosité à la veille du scrutin, la commission électorale a été visée samedi par une attaque informatique. Elle a assuré que cela n'aurait aucun impact sur le comptage des voix, contrairement à ce qu'avaient assuré des médias russes.

Élu en mai dès le premier tour avec la promesse de ramener la paix, le président Porochenko part grand favori, crédité dans les sondages d'environ 30 % des voix.

Il devra probablement s'allier avec une ou plusieurs des formations pro-occidentales que son mouvement devrait devancer, pour certaines partisanes d'une offensive plus décisive face aux séparatistes, appuyés selon Kiev et l'OTAN par des troupes régulières russes.

«Seule la recherche d'un règlement politique permettra de reprendre les territoires, là où il n'y a pas de solution militaire : peut-on prendre d'assaut Donetsk sans la détruire?», a plaidé le président dans son intervention. «C'est pour cela qu'aucune critique (...) ne m'empêchera de rechercher une issue pacifique».

Vainqueurs des législatives de 2012, les anciens alliés de Viktor Ianoukovitch, qui avait dû quitter le pouvoir après de vastes manifestations, sont devancés et devraient n'être que très faiblement représentés. Les communistes pourraient disparaître de l'assemblée.

La forte majorité pro-occidentale attendue - une première depuis l'indépendance, en 1991, de cette ex-république soviétique - devrait se traduire par l'arrivée de jeunes représentants de la société civile engagés dans la contestation du Maïdan, ainsi que de combattants de retour du front.

Réformes économiques

Le nouveau parlement devra voter des réformes radicales destinées à sortir l'Ukraine d'une profonde récession, aggravée par le conflit dans l'Est industriel, à lutter contre une corruption endémique et à la rapprocher de l'Union européenne, avec laquelle elle a récemment signé l'accord de libre-échange rejeté l'an dernier par M. Ianoukovitch.

Il devra accentuer les douloureuses mesures de rigueur exigées par les bailleurs de fonds occidentaux, notamment le FMI, pour sauver le pays de la faillite après le retrait du soutien financier russe. La situation est encore aggravée par le conflit gazier avec la Russie, qui prive l'Ukraine de gaz russe et menace les approvisionnements européens.

La tâche semble herculéenne face à un conflit très coûteux et très destructeur, et qui s'enlise sans aucune issue en vue.

«Poutine n'a pas renoncé à ses projets de s'emparer de Kiev et de toute l'Ukraine», a tempêté au cours d'un débat télévisé vendredi soir Iouri Loutsenko, l'un des alliés de M. Porochenko. «Pour lui, les réformes proeuropéennes de l'Ukraine sont mortelles».

 Les bureaux de vote ouvriront dimanche à 8 h locales (2 h à Montréal) et fermeront à 20 h (14 h à Montréal). Des sondages seront disponibles aussitôt et les résultats officiels tomberont dans la nuit.

À Kiev, amertume sur le Maïdan

«L'Ukraine a perdu», soupire Viktor Vachiouk, tremblant dans sa veste en cuir. Sur le Maïdan de Kiev, coeur de la contestation pro-occidentale l'hiver dernier, le froid est revenu, mais l'amertume a remplacé l'espoir à la veille des législatives anticipées de dimanche.

«Quoi que dise la propagande, l'Ukraine a perdu», insiste cet homme de 54 ans, tout juste arrivé dans la capitale ukrainienne en provenance de Crimée, péninsule ukrainienne annexée par la Russie en mars. Faute d'avoir accepté de prendre la nationalité russe, il ne pouvait pas y trouver d'emploi.

Les manifestations massives pleines d'espoir qui ont agité tout l'hiver la place de l'Indépendance, autre nom du Maïdan, semblent bien loin.

Certes, les contestataires ont fini par obtenir le départ du président prorusse Viktor Ianoukovitch. Mais sa fuite en Russie est intervenue après un bain de sang, plus de 100 manifestants ayant trouvé la mort, et les mois qui ont suivi ont tourné au cauchemar pour l'Ukraine.

Après la perte de la Crimée, le conflit dans l'Est entre forces ukrainiennes et séparatistes prorusses a fait 3700 morts et entraîné le déplacement de plus de 800 000 personnes, selon l'ONU.

L'ambiance n'est pas à la fête à Kiev malgré la large victoire annoncée des pro-occidentaux aux législatives anticipées de dimanche, censée sceller le changement de régime en Ukraine amorcé après l'élection en mai de Petro Porochenko aux fonctions de président et permettre la mise en oeuvre des réformes réclamées par la rue.

«Après le mouvement du Maïdan, les gens se sont détendus et ont pensé que tout était fini. Ce à quoi ils ne s'attendaient pas, c'est qu'il y aurait un nouvel ennemi», estime Viktoria Vodopianovna, employée des chemins de fer âgée de 41 ans.

«Si seulement on avait pu voir des progrès. A la place, on a la guerre», renchérit son amie Natalia Datskiv, 44 ans.

«Pas le droit à l'erreur»

La place de l'Indépendance elle-même, malgré un ciel bleu et le soleil d'hiver qui la baigne, a des airs de sanctuaire avec les portraits des manifestants qui y ont péri, des fleurs séchées et des bougies en leur honneur.

Des photographies de la contestation du Maïdan et du conflit dans l'Est sont exposées en plein air. Dominant la place, une immense bannière représente un ciel bleu sur un champ de blé, rappelant la campagne ukrainienne, riche en céréales, mais aussi le drapeau national bleu et jaune. Y est écrit en grosses lettres «Gloire à l'Ukraine», slogan inlassablement répété par les opposants au régime de Viktor Ianoukovitch et, depuis sa chute, par les pro-occidentaux.

Elle cache la façade calcinée de la Maison des syndicats, massive bâtisse de béton et siège des contestataires de l'hiver dernier, qui a brûlé pendant les manifestations en février.

De nombreux Ukrainiens estiment que le Maïdan, déjà au coeur de la «Révolution orange» pro-occidentale de 2004, pourrait de nouveau se remplir si l'actuel pouvoir ne remplissait pas ses promesses, notamment de soldats en colère à leur retour du front.

«Les autorités n'ont pas le droit à l'erreur. Les gens ne l'accepteront pas,» prévient Viktoria Vodopianovna. «Ceux qui combattent n'admettront aucun pas en arrière».