Depuis l'attaque contre le vol MH17 de Malaysia Airlines, les médias russes diffusent les théories les plus bizarres sur les causes de la tragédie - et excluent tout rôle de Moscou. Les Russes réalisent-ils que leurs médias marchent aux pas du Kremlin? La Presse en a discuté avec Sarah Oates, professeure experte des médias russes à l'Université du Maryland.

Depuis l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, en 2000, les grandes chaînes de télé russes sont toutes devenues la propriété de l'État ou de consortiums proches du pouvoir. Aujourd'hui, aucun point de vue critique n'est toléré. Les Russes font-ils confiance à leurs médias?

Tous les médias du globe ont leurs points de vue, bien sûr, mais en Russie, c'est effectivement extrême: les nouvelles doivent refléter l'intérêt national, point à la ligne. C'est un modèle autoritaire. Les médias servent les intérêts des gens au pouvoir. Tout le monde comprend cela: le journaliste le sait, le public le sait, les patrons des chaînes de télé le savent. Il y a des gens qui essaient de sortir du moule, de critiquer le pouvoir, mais c'est difficile pour eux d'avoir un vaste auditoire, de rester en poste, ou dans certains cas de rester en vie...

Le Russe de la rue sait que les médias penchent du côté du Kremlin, mais il se dit: «Je suis Russe, et je suis plus porté à croire ma télé d'État, même si je sais qu'elle est biaisée, que CNN ou la BBC, parce que je crois que ma télé d'État a mes intérêts à coeur. Qu'est-ce qui est le plus important: avoir la vérité exacte ou avoir une institution qui défend mes intérêts?»

Vol rempli de passagers déjà morts, tour de contrôle sous influence, supercherie de la CIA pour lancer une guerre avec la Russie; les gens croient aux théories farfelues diffusées par les grands médias russes pour expliquer l'attaque du vol MH17 ?

Dans le cas de la tragédie du vol MH17, disons que la crédulité est étirée à son maximum. La télé russe réussit surtout à créer des zones d'ombre: la propagande et les théories du complot y sont discutées, et la question de la responsabilité de Moscou ou des miliciens prorusses n'est jamais évoquée. Chanel One, la chaîne la plus populaire de Russie, refuse depuis le début de mentionner que les rebelles prorusses sont probablement responsables. Ils balancent toutes sortes de théories, analysent chaque petite piste qu'ils trouvent... La vérité n'est pas importante: ce qui est important, c'est la construction d'un monde où les faits vont main dans la main avec les intérêts du pouvoir.

Vous savez, quand des enfants ont 7 ou 8 ans et qu'ils veulent de toutes leurs forces continuer à croire au père Noël, même s'ils savent qu'il n'existe pas? C'est un peu comme cela que les médias russes fonctionnent. Ça fait des années que je qualifie les médias russes de néo-soviétiques. Des confrères me taquinaient et disaient que j'étais trop pessimiste, mais avec ce qu'on voit avec le vol MH17, je crois qu'ils vont se rallier à mon point de vue.

N'est-il pas inquiétant de voir des millions de personnes être informées de la sorte, dans un climat où les sentiments nationalistes en Russie sont si intenses?

Rappelons que la situation actuelle ne durera pas. L'histoire est de voir ce qui va suivre. Le public russe est intelligent, et il est aussi capable d'être cynique envers le pouvoir. Actuellement, les Russes choisissent d'être nationalistes, mais c'est nettement un choix.

L'information, c'est le pouvoir, et Poutine ne peut rester en place sans un degré de coopération et de soutien du public. La Russie vient de vivre une période de grande expansion économique, le niveau de vie a connu une hausse depuis les années chaotiques du règne de Boris Eltsine. Or, vers la mi-2011, Poutine a vécu une forte baisse de sa popularité, avec des manifestations à Moscou contre la fraude électorale. Les incursions militaires de Poutine en Ukraine ont fait grimper sa popularité, mais ce n'est pas une façon durable de devenir populaire. Quand Bush père a envahi l'Irak, en 1991, sa cote de popularité a dépassé les 90%. Mais il a perdu ses élections 18 mois plus tard. Avec Poutine, c'est ce qui devrait nous préoccuper. Fait-il cela pour rassembler la Russie derrière lui? Est-ce une stratégie géopolitique? Le Kremlin est-il vraiment uni derrière Poutine?

Les médias russes sont à la fois un miroir et un thermomètre qui nous donnent une image fidèle du gouvernement russe. Les médias sont l'État: il n'y a pas de filtre.

Y a-t-il un appétit en Russie pour des points de vue internationaux impartiaux sur le vol MH17 et la violence en Ukraine?

Je vais vous répondre par une question: dans les mois qui ont suivi les attentats du 11 Septembre, y avait-il un appétit aux États-Unis pour le point de vue islamiste? Les médias russes martèlent depuis des mois que les russophones d'Ukraine sont persécutés et attaqués. Quand une population se sent attaquée, quand elle est scandalisée par les comportements d'un autre pays, elle n'est pas réceptive aux points de vue internationaux.

Sanctions contre la Russie

Le Canada a dit qu'il imposera de nouvelles sanctions contre Moscou dans les prochains jours, le premier ministre Stephen Harper signifiant hier son intention d'exercer des «pressions économiques et politiques encore plus fortes». Le président américain Barack Obama a également annoncé, hier, à la Maison-Blanche, de nouvelles sanctions économiques contre les secteurs-clés de l'économie russe, dont les grandes banques, l'énergie et de l'armement.

L'Union européenne (UE) a adopté hier une importante série de sanctions économiques contre la Russie. L'accord bloque l'accès aux marchés financiers de l'UE, interdit les ventes d'armes, de technologies sensibles dans le domaine de l'énergie et de biens à double usage militaire et civil.

- Avec Associated Press