Serhii Plohii, politologue d'origine ukrainienne qui enseigne à l'Université Harvard, a publié en avril The Last Empire, un livre sur la dissolution de l'URSS et les négociations qui ont mené à l'indépendance de l'Ukraine en 1991. Selon lui, c'est à cette époque que les germes de la crise actuelle ont été semés. La Presse s'est entretenue avec lui.

Q : Était-il possible de prévoir la crise actuelle?

R Il était facile de prévoir que la Russie ferait tout en son pouvoir pour que l'Ukraine reste dans sa sphère politico-économique. Mais je suis surpris de voir que Poutine utilise la force militaire.

Q : L'utilisation de l'armée a-t-elle été envisagée lors de l'indépendance de l'Ukraine en 1991?

R Le recours à l'armée dans les pays baltes en janvier 1991 avait été très mal accueilli par la population soviétique, même en Russie. Les responsables militaires avaient été abandonnés par les politiques, alors ils ne voulaient vraiment pas envoyer des soldats encore une fois, a fortiori contre des frères slaves dans le berceau de la Russie. C'est d'ailleurs cette méfiance des militaires envers les politiciens qui a fait échouer le coup d'État d'août 1991 [NDLR Le président soviétique Mikhail Gorbatchev avait alors été détenu incommunicado pendant trois jours dans sa villa de la mer Noire]. Les militaires n'ont pas voulu envoyer les troupes déloger le président Boris Eltsine de ses bureaux entourés par des citoyens moscovites opposés au coup d'État. Cela dit, il y a eu des tensions réelles entre la Russie et l'Ukraine jusqu'en 1994 autour de la Crimée, de la flotte soviétique de la mer Noire, qui s'y était établie, et des armes nucléaires situées en Ukraine. Seulement 54% de la population de la Crimée, le plus bas taux en Ukraine, avait voté pour l'indépendance lors du référendum de décembre 1991.

Q : L'Ukraine aurait-elle dû garder ses armes nucléaires au lieu de les échanger en 1994 contre les garanties de sécurité du mémorandum de Budapest, signé par la Russie, les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et la Chine?

R Évidemment, l'Ukraine serait aujourd'hui moins vulnérable aux assauts de la Russie si elle avait des armes nucléaires. Mais dans le contexte de 1994, c'était la bonne décision. Sa souveraineté territoriale était menacée par la Russie, même si Eltsine n'était pas aussi impérialiste que Poutine, et le pays avait des difficultés économiques énormes. Si elle avait insisté pour conserver ses armes nucléaires, l'Ukraine se serait retrouvée aussi isolée que la Corée du Nord.

Q : A-t-il été question, entre 1991 et 1994, de rétrocéder la Crimée à la Russie, qui l'avait donnée à l'Ukraine en 1954?

R C'était envisagé si le référendum de décembre 1991 n'avait pas donné une majorité en faveur de son maintien dans l'Ukraine. Pour tenir compte de la faible majorité de 54%, la Crimée a eu un statut spécial de république autonome, avec son propre parlement, son propre gouvernement. Mais du côté de la Russie, plusieurs voix importantes, dont Gorbatchev et Alexandre Soljenitsyne [auteur de L'archipel du goulag], ont appelé au rattachement de la Crimée à la Russie. Il faut comprendre qu'après Staline et son dur traitement de l'Ukraine [NDLR Dans les années 30, des famines orchestrées par Moscou ont tué entre 2 et 5 millions d'Ukrainiens], il subsistait des groupes nationalistes armés de résistance en Ukraine jusque dans les années 50. Les élites ukrainiennes et russes ont mis en place un pacte informel de partage de pouvoir qui a volé en éclat avec l'indépendance ukrainienne. On est revenu à une situation d'intimidation de l'Ukraine par les Russes.

Q : Certains analystes affirment que l'OTAN n'aurait pas dû être étendue à l'Europe centrale et de l'Est, que les craintes de la Russie ont été ignorées ou sous-estimée. Quel est votre avis sur le sujet?

R Je n'adhère pas à ce point de vue. Sans l'élargissement de l'OTAN, nous aurions aujourd'hui une crise en Pologne et dans les pays baltes, pas en Ukraine. La Russie n'interfère pas en Ukraine parce qu'elle se sent menacée, mais parce qu'elle se sent assez riche pour tenter de regagner sa place comme superpuissance régionale. On le voit avec la crise en Syrie. C'est l'ancien rêve de la Russie impériale qui revient, parce que la fin de l'Union soviétique a été trop abrupte pour être vraiment intégrée par l'élite et la population.

Q : La Russie va-t-elle laisser l'Ukraine se rapprocher de l'Occident?

R Elle va continuer à s'ingérer dans les affaires internes de l'Ukraine, et probablement à financer les groupes prorusses armés. Le chantage au gaz naturel va aussi continuer.

1,3 milliard US

Exportations annuelles d'armes de l'Ukraine, 10% de ses exportations industrielles.

Source: Bloomberg

2 milliards US

Coût pour la Russie du remplacement des importations ukrainiennes de matériel militaire

Source: Bloomberg