Le magnat du chocolat Petro Porochenko a remporté l'élection à haut risque en Ukraine, hier. Mais 5 millions d'électeurs habitant les provinces rebelles de Donetsk et Lougansk ont vu leur droit de vote bafoué, sous la menace des armes.

Le magnat du chocolat Petro Porochenko a gagné son pari en remportant la présidentielle ukrainienne dès le premier tour de scrutin, hier. Les sondages réalisés à la sortie des bureaux de vote lui accordent plus de 55% des voix, ne laissant que des miettes à sa principale adversaire, Ioulia Timochenko.

Mais cette victoire a été obtenue sans les votes de millions d'électeurs de l'est du pays, qui n'ont pas pu, ou n'ont pas voulu participer à l'élection.

Jusqu'à la dernière minute, des habitants de Donetsk espéraient pouvoir voter à l'aéroport municipal, mais ils sont tous rentrés bredouilles. Pas un seul bureau de vote n'a pu ouvrir ses portes dans cette ville qui, avec son million d'habitants, est la cinquième plus populeuse agglomération urbaine d'Ukraine.

En ce dimanche de canicule, Donetsk avait d'ailleurs des allures de ville fantôme et de nombreux habitants préféraient se terrer chez eux, par crainte de dérapages.

Une ultime équipe d'observateurs internationaux a fui la ville, hier matin, après avoir été assaillie par une vingtaine d'hommes armés près d'un bureau de vote. L'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) n'a pas déployé ses observateurs électoraux dans les deux provinces contrôlées par les sécessionnistes, celles de Donetsk et Lougansk, pour des raisons de sécurité.

C'est donc hors de toute supervision internationale que moins de 10% d'électeurs ont pu exercer leur droit de vote dans cette région en rupture de ban avec Kiev.

Une poignée de villes de taille moyenne, dans l'ouest de la province de Donetsk, ont pu voter presque normalement. Même chose à Marioupol, ville portuaire d'un demi-million d'habitants, où des affrontements entre l'armée et les milices prorusses avaient fait au moins sept morts, il y a tout juste deux semaines.

«Je veux choisir mon président»

L'école numéro 7 de Marioupol devait abriter deux bureaux de vote. L'un d'entre eux n'a pu ouvrir, par manque de scrutateurs, qui se désistaient par dizaines, à cause de la peur. Ekaterina Sovielevna, une dame dans la soixantaine, n'en revenait pas. Elle brandissait son carton spécifiant l'adresse où elle devait voter et ne comprenait pas pourquoi c'était impossible: «Je veux faire mon choix, je veux choisir mon président!»

«Tout le monde a peur des bandits avec leurs armes», a dit un autre électeur déçu, Valéry, qui habite un immeuble à deux pas de l'école. Des pamphlets accusant les électeurs potentiels de collaborer avec les «fascistes de Kiev» jonchaient le sol du bâtiment.

Ouvrier dans l'une des deux aciéries de Marioupol, Valéry aurait voulu voter pour l'Ukraine unie. «Je suis né en Ukraine, c'est mon pays!»

Il est retourné à plusieurs reprises au bureau de vote dans l'espoir que la situation changerait. Finalement, il a baissé les bras.

Sergueï, homme d'affaires, a eu plus de chances: il a pu voter et il l'a fait en faveur du milliardaire Petro Porochenko. Un geste crucial, selon lui: «Dès demain, son premier jour au pouvoir, il devra travailler à finir cette guerre!» Plusieurs autres électeurs ont dit être venus voter pour la paix et contre la crise qui déchire le pays.

Le facteur Akhmetov

Dans un autre bureau de vote, au Lycée technique, les électeurs se présentaient au compte-gouttes. Vlad, un blogueur séparatiste, avait planté sa caméra devant la porte et filmait tous ceux qui entraient et sortaient de l'immeuble.

Le secrétaire du bureau de vote, Sergueï Borisovitch, nous a expliqué comment la Commission électorale de la ville a pu déjouer les tentatives de sabotage. Tous les bulletins de vote avaient été livrés la veille, à 23h, à l'usine Azovstal, d'où ils ont été distribués sous escorte policière vers les districts électoraux.

Cette aciérie appartient au milliardaire Rinat Akhmetov, qui a joué un rôle-clé dans le déroulement à peu près normal du vote à Marioupol (à peine une douzaine de bureaux de vote sur 200 y sont restés fermés, faute de personnel).

Car, si les bureaux électoraux de Marioupol n'ont pas été dévalisés par les milices masquées, comme ç'a été le cas à Donetsk et dans des tas d'autres villes de la région, c'est grâce à une entente que l'oligarque a signée avec des groupes prorusses.

Même le «commissaire militaire» de la République autoproclamée de Donetsk, Andreï Borisov, qui nous a accueillis armé d'un AK-47 et d'un lance-grenades, a défendu avec ferveur le droit de vote de ses concitoyens. «Pour nous, cette élection n'est pas légitime, mais nous ne voulons pas empêcher les gens de voter.»

À 17h, hier, à peine 9% des électeurs inscrits dans la province de Donetsk avaient exercé leur droit de vote. Mais la participation de Marioupol et de quelques autres bourgades permet à Kiev de clamer que la présidentielle d'hier s'est déroulée dans toutes les régions du pays. Et qu'elle est par conséquent légitime.

«Je ne veux pas voter pour les fascistes»

Une jeune femme traverse un parc en poussant un landau, au centre de Donetsk. Est-elle frustrée de ne pas avoir pu voter pour le prochain président de l'Ukraine?

Absolument pas. «Moi, j'ai déjà voté, le 11 mai», dit-elle en nous tournant le dos.

Comme elle, de nombreux habitants de l'est de l'Ukraine ont boudé l'élection présidentielle parce qu'ils avaient déjà voté au référendum sur l'indépendance de la province de Donetsk. Ils estiment que le vote d'hier ne les concernait pas.

Comme Valeria, qui, en allant acheter du pain à la boulangerie, s'est arrêtée à un bureau de vote de Marioupol, hier. Pas pour voter, mais pour voir ce qui s'y passait.

«Moi, je soutiens la Novorossiya, je ne veux pas voter pour les fascistes», dit-elle, faisant allusion à cette nouvelle entité, «Nouvelle Russie», annoncée la semaine dernière par les deux provinces séparatistes, Donetsk et Lougansk.

Ou comme ces gens venus manifester devant le domaine de l'oligarque Rinat Akhmetov, hier après-midi. Quelques centaines de manifestants, accompagnés de dizaines d'hommes armés jusqu'aux dents. Ils reprochent au milliardaire, qui possède pratiquement toute la région du Donbass (composée des deux provinces rebelles), de les avoir abandonnés en appuyant la présidentielle d'hier.

«Akhmetov a toujours dit qu'il soutenait le Donbass, mais le peuple s'est levé et a voté à 90% pour un Donbass indépendant. Lui, il ne fait que surveiller ses intérêts», dit Natalia, une femme dans la quarantaine.

Les manifestants rivalisent pour exprimer leur point de vue. Ça va de: «Nous voulons garder notre argent et ne plus l'envoyer à Kiev» à: «Tout ce que nous produisons s'en va en Russie. Moi, je veux bien aller en Russie à deux mains.»

Et enfin: «Ce que je veux, c'est qu'ils arrêtent cette guerre...»

Il est impossible de savoir combien d'habitants du Donbass n'ont pas voté parce qu'ils n'ont pas pu, terrorisés par la menace des armes. Et combien n'ont pas voté simplement parce qu'ils n'en voyaient pas l'intérêt, dans un pays qu'ils considèrent désormais comme étranger.

Ce qui est clair, c'est que les insurgés du Donbass disposent d'une base d'appuis réelle. Et que cette base tire sa force d'un sentiment de frustration généralisé à l'endroit de la capitale.