Tous les matins, à 4h, Kramatorsk se réveille au son des tirs. Des détonations sourdes qui font vibrer les fenêtres et qui se poursuivent pendant une heure, ou deux, ou trois.

C'est l'armée ukrainienne qui cible les positions des insurgés qui contrôlent cette ville de 200 000 habitants, à une centaine de kilomètres de Donetsk, dans l'est de l'Ukraine.

Parfois, les tirs reprennent dans l'après-midi, surtout dans le quartier résidentiel voisin de l'aéroport. Certains jours, ça n'arrête carrément pas. Comme dimanche dernier. Puis lundi.

Loudmila et Nicolaï Krysil, retraités dans la soixantaine, vivent à proximité de l'aéroport. Des balles atteignent régulièrement le haut de l'édifice. Leur logement est épargné, mais la tension est insupportable.

«Les derniers jours ont été affreux», dit Loudmila. Hier matin, le couple est parti se réfugier chez des amis, hors de la ville.

Il y a six semaines, l'armée ukrainienne a lancé son offensive «antiterroriste» à Kramatorsk, mais aussi à Slaviansk. Deux villes de la région de Donetsk. Le seul résultat jusqu'ici a été d'attiser la colère et de terroriser les civils.

Les séparatistes qui ont proclamé l'indépendance de la «République populaire de Donetsk» contrôlent tous les points d'entrée de la ville. Armés de Kalachnikov, ils gardent des barricades de pneus autour de Kramatorsk. Ils occupent aussi l'hôtel de ville, d'où on voit surgir des hommes masqués, manifestement bien entraînés.

Si elle veut reprendre le contrôle de Kramatorsk, l'armée risque de provoquer un carnage. Si elle continue ses attaques périphériques, elle laisse perdurer la situation. Résultat: tout le monde lui en veut. Ceux qui soutiennent Kiev lui reprochent de ne pas en avoir fait assez. Les autres, plus nombreux, de tirer sur sa propre population.

«Si les soldats étaient entrés dans Kramatorsk, il y a longtemps que le problème serait réglé. Mais ils ont plutôt laissé entrer les terroristes», dit en soupirant Loudmila, une Ukrainienne qui se sent de plus en plus étrangère parmi ses voisins russes.

«Pourquoi l'armée nous tire-t-elle dessus? Nous, on ne tire pas», s'indigne Aliona, qui sert du nescafé dans une échoppe près d'une des barricades de Kramatorsk.

«Tous ces tirs ne feront que réunir les gens, ils n'auront pas peur, mais seront en colère», lance Artiom, un gars aux biceps tatoués qui garde cette barricade, en compagnie de son copain Herman et de sa copine Ioulia.

Question d'argent

Herman est un soudeur aux dents pourries. Artiom travaille comme homme à tout faire. Ioulia vend des vêtements au marché de Kramatorsk. Ils jurent que s'ils occupent aujourd'hui ce petit garage transformé en point de contrôle, ce n'est pas pour l'argent, car ils ne sont pas payés pour leurs services. Mais plutôt parce qu'ils ont un idéal et qu'ils veulent défendre leur terre contre les «fascistes» de Kiev.

Mais dès qu'on gratte un peu, d'autres préoccupations remontent à la surface. Leur horizon est complètement bouché. «Je ne veux pas avoir une Lexus, je veux juste vivre normalement, pouvoir m'acheter une auto», explique Herman. Impossible avec un salaire de 300$ par mois.

Tous trois sont convaincus qu'une fois coupée de Kiev, leur république autoproclamée, terre d'aciéries et de mines de charbon, cessera d'envoyer ses revenus dans la capitale et de devoir quêter pour en recevoir des miettes. «L'argent restera chez nous», assure Artiom.



PHOTO STANLEY GREENE, COLLABORATION SPÉCIALE

Des gens fouillent dans les décombres de leur commerce près d'une station de tramway, détruit par l'armée ukrainienne.

Vie normale

Malgré les tirs quotidiens, la vie suit son cours à Kramatorsk. Les écoles restent ouvertes et la majorité des élèves viennent en classe. À l'école numéro 3, hier, ils se préparaient aux examens de fin d'année.

«Ils sont très tendus», confie la secrétaire, Natacha. Pour éviter les conflits, la direction interdit les discussions politiques. Quand nous demandons à un groupe de 10e année ce qui leur fait le plus peur - les insurgés ou l'armée -, certains lancent spontanément: DNR. L'acronyme qui désigne la «République populaire de Donetsk». La directrice nous lance un regard noir: on change de sujet.

Un miracle

Dimanche dernier, vers 17h, un obus a anéanti une échoppe située à côté d'un arrêt de tramway au centre de Kramatorsk. Hier, des gens fouillaient dans les décombres, à la recherche de bouteilles vides et de paquets de cigarettes.

«Tout allait bien, nous avions une Ukraine unie, puis le bordel a commencé à Kiev, ils ont tué des policiers, et l'armée n'est même pas intervenue», peste Aleksandre, un travailleur de la construction.

Un autre homme fait remarquer que c'est un miracle que personne n'ait été tué quand l'obus a frappé le magasin. «Imaginez ce qui serait arrivé s'il était tombé 50 m plus loin», dit-il en montrant du doigt un immeuble résidentiel, de l'autre côté de la rue. «Comment l'armée peut-elle nous faire ça?»

Devant l'hôtel de ville, les rebelles ont installé un mémorial en l'honneur des victimes de l'armée. Il y a une dizaine de photos, dont celle de Ioulia Jezotova, infirmière de 21 ans tuée par balle sur une barricade, au début du mois de mai.

Nous demandons à l'un des hommes armés combien de civils l'armée a tué depuis le début de l'offensive. «Je ne sais pas.» Quand il comprend qu'il a affaire à des journalistes étrangers, il lance: «Je ne vous aime pas, vous mentez tous.»

Mais la réalité, c'est que malgré la terreur dans laquelle est plongée la ville, l'opération militaire a fait, jusqu'à maintenant, des dégâts somme toute limités. Et que s'il veut chasser, par les armes, ces rebelles soutenus par une partie de la population, le gouvernement de Kiev pourra difficilement éviter un bain de sang.

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Un homme sur la route de Donetsk a perdu son stand, où il vendait eau, bière et bonbons, lorsqu'il a été touché par un tir de mortier.