Aux yeux de la chancelière allemande Angela Merkel, Vladimir Poutine a perdu «tout contact avec la réalité». La secrétaire d'État américaine Hillary Clinton l'a comparé à Adolf Hitler. Les deux femmes d'État exagèrent, selon les experts. Mais la question reste entière: à la veille d'un référendum susceptible d'aboutir à la partition de l'Ukraine, quel jeu joue donc Vladimir Poutine?

1. L'homme de nulle part

La scène se passe au Forum économique de Davos, en janvier 2000. Une conférence y est consacrée à la Russie, qui vient tout juste de changer de président. Malade, unanimement détesté, Boris Eltsine vient de céder la place à un successeur qui projette une image d'homme jeune et dynamique: Vladimir Poutine.

Mais ce nouveau leader est alors tellement méconnu que lorsque son nom est mentionné, l'animateur de la conférence demande tout haut: «Mais qui est donc M. Poutine?»

La question provoque un silence gêné. Suivi d'un immense éclat de rire.

C'est la journaliste Masha Gessen qui rapporte cette anecdote dans sa biographie du président de la Russie. Titre de l'ouvrage: Un homme sans visage.

Elle y raconte comment cet ancien agent du KGB, la police secrète soviétique, qui a fait ses premières armes dans l'administration publique comme adjoint du maire de Saint-Pétersbourg, a été un jour remarqué par le milliardaire et faiseur de rois Boris Berezovski.

C'était en 1990, l'Union soviétique existait encore et l'homme d'affaires cherchait à ouvrir une première station-service à Saint-Pétersbourg - qui s'appelait encore Leningrad.

Selon la coutume, Berezovski a offert un généreux bakchich au fonctionnaire chargé de faire cheminer son dossier. Et le bureaucrate a dit non. C'était Vladimir Poutine.

«Je n'avais jamais vu un fonctionnaire russe refuser un pot-de-vin, ça m'a énormément impressionné», confiera le milliardaire à Masha Gessen, des années plus tard.

En 1990, Poutine n'était qu'un homme «gris» sur qui chacun pouvait projeter ses ambitions, selon la journaliste. «Un monsieur Personne, venu de nulle part», confirme l'analyste Lilia Chevtsova, de l'institut Carnegie, à Moscou.

Quelques années et un effondrement d'empire plus tard, la Russie n'est plus qu'un bateau à la dérive, dirigé par un Boris Eltsine qui cherche désespérément un successeur. Ses proches, dont le richissime Boris Berezovski, jettent leur dévolu sur Vladimir Poutine.

Nommé à la tête du FSB, les services secrets post-soviétiques, celui-ci amorce une fulgurante ascension, qui le mène d'abord au poste de premier ministre. Quand Eltsine démissionne, le 31 décembre 1999, son poulain accède automatiquement à la présidence. Poste où il sera confirmé par l'élection de mars 2000.

Le nouveau président montre rapidement de quel bois il se chauffe: décrets renforçant le «pouvoir vertical», oligarques condamnés à l'exil, médias soumis à l'État, opposants tués dans des circonstances troubles.

Aujourd'hui, plus personne n'ignore qui est «M. Poutine». Avec son intervention dans la péninsule ukrainienne de la Crimée, le président russe se trouve au coeur de la pire crise que l'Europe ait connue depuis les guerres des Balkans, dans les années 90.

2. La méthode Poutine

Vladimir Poutine vient d'être nommé premier ministre, en août 1999, quand une vague d'explosions détruit des immeubles d'habitation dans plusieurs villes russes. Ces attentats - dont au moins un sera attribué aux services de sécurité russes! - servent de prétexte à la deuxième guerre de Tchétchénie.

Le conflit bat son plein quand l'armée russe arrête le journaliste Andreï Babitski, «coupable» de couvrir la guerre sans autorisation militaire, et le donne... aux rebelles tchétchènes.

Chargée d'écrire une biographie express du candidat Poutine à la veille de la présidentielle de 2000, la journaliste Natalia Gevorkyan constate que c'est Vladimir Poutine lui-même qui a tiré les ficelles de cette étrange punition. Babitski finira par être libéré. Mais pour la journaliste, cet acte destiné à faire peur aux médias est la signature de la méthode Poutine.

«J'ai vu comment Poutine allait diriger le pays, a-t-elle confié plus tard à Masha Gessen. [...] J'ai compris que pour lui, la grandeur d'un pays n'a d'égale que la peur qu'il inspire.»

On retrouve le même mélange de manipulation et d'intimidation dans la façon par laquelle Vladimir Poutine a réagi devant la crise ukrainienne, cet hiver.

«Il s'est comporté comme une brute dans une cour d'école, qui a volé le manteau d'un copain», écrit Masha Gessen dans le Los Angeles Times.

Dans une consultation orchestrée depuis Moscou, la Crimée, péninsule de l'Ukraine sur la mer Noire, doit voter dimanche sur son rattachement à la Russie. «Vladimir Poutine sait que ce référendum est illégitime, mais il est prêt à aller de l'avant», constate Juliet Johnson, de l'Université McGill. Mais pourquoi agit-il ainsi?

3. La frustration

Vladimir Poutine n'a jamais digéré l'effondrement de l'Union soviétique. Il l'a lui-même assimilé à la pire catastrophe du XXe siècle.

Depuis la fin de l'époque soviétique, la politique étrangère de la Russie a pourtant été marquée par la prudence, souligne l'expert Jacques Lévesque, de l'UQAM. Selon lui, «Moscou estime avoir joué  [en suivant] les règles du jeu et ne pas avoir été payé en retour». D'où un sentiment de frustration, en partie légitime.

Après la chute de l'URSS, la Russie pensait avoir obtenu la garantie que l'OTAN, l'alliance militaire occidentale, ne s'étendrait pas à ses anciens satellites. Mais peu à peu, l'OTAN a admis la Pologne, la Roumanie, les pays baltes...

Cet expansionnisme a été une erreur, juge Juliet Johnson: en braquant la Russie, l'Occident a perdu davantage qu'il n'y a gagné. Mais pour Maria Popova, politologue à l'Université McGill, en se joignant à l'OTAN, les ex-satellites de Moscou se sont, au contraire, prémunis contre des situations comme celle que vit aujourd'hui l'Ukraine.

Du point de vue de Moscou, l'élargissement de l'Union européenne est un autre affront, et Vladimir Poutine veut y faire contrepoids avec son projet d'Union eurasienne. En offrant 15 milliards à l'Ukraine, il était convaincu d'avoir empêché l'intégration européenne de son voisin.

Puis, le régime ukrainien a été renversé par des gens peu sympathiques à Moscou. «Pour Poutine, c'était un immense échec», note Juliet Johnson.

D'autant plus que le président russe croit sincèrement que tout mouvement de protestation politique est forcément orchestré de toutes pièces. Washington n'a pas particulièrement rassuré Poutine sur ce point, il y a trois ans, quand il a nommé un spécialiste des soulèvements populaires, Michael McFaul, ambassadeur à Moscou!

Finalement, pour Poutine, les manifestations sur la place de l'Indépendance de Kiev n'étaient qu'un nouvel exemple d'ingérence occidentale dans la sphère d'influence traditionnelle de la Russie, résume Juliet Johnson.

4. Ni fou ni Hitler

Vladimir Poutine n'est pas un Hitler en puissance. Même si son intervention en Crimée est basée sur la même rhétorique que celle de Hitler lors du traité de Munich en 1938 - voler au secours d'une minorité nationale en annexant le territoire d'un pays souverain - , il ne veut pas se lancer dans un conflit global, tempèrent les experts.

Ce n'est pas non plus un fou incohérent, mais un politicien qui suit sa logique à lui. Un homme pour qui la Russie est au «centre d'une galaxie d'États dépendants, où l'Ukraine joue le rôle de joyau de la couronne», dit Lilia Chevtsova.

Devant ce qu'il perçoit comme des ingérences hostiles, Poutine use de toutes les ruses, y compris justifier une agression territoriale par une prétendue menace pesant sur la minorité russe en Ukraine.