Certains sentent leurs planchers craquer. La maison trembler. Entendent des hurlements résonner dans la nuit. D'autres, au contraire, se défoncent dans le travail pour éviter d'y penser. Plus de trois semaines après le séisme qui a ravagé Haïti, les plaies des témoins sont loin d'être cicatrisées.

Ewald Étienne était à Port-au-Prince pour visiter son père, malade du cancer, quand la terre s'est mise à trembler. «Tous les jours, dit-il, j'ai des flash-back, j'entends des gens crier. On ne peut pas oublier ça», raconte-t-il d'une voix douce, presque tremblante. Son père est mort la semaine passée, à Port-au-Prince, faute de médicaments. «J'essaye de reprendre le dessus, de reprendre mes activités, mais ce n'est vraiment pas facile.»

Le pire, c'est quand il se retrouve seul, le soir. «J'ai du mal à dormir.» Du coup, il essaye de ne plus en parler, de ne plus y penser, même de ne plus regarder la télé. «Sinon, je reviens toujours sur mes flash-back...»

Il n'est pas seul. La psychologue Marie-Claude Argant-Le Clair est bénévole à la Maison d'Haïti. Des témoignages comme celui d'Ewald Étienne, elle en entend «plusieurs, plusieurs fois par jour». «Je vois des gens complètement à plat», raconte-t-elle. Des gens qui ont vécu l'horreur, des gens qui ont tenté de sauver un proche sous les décombres, en vain. Des gens qui ne sont pas près d'oublier ces cris d'agonie. Des gens «dans la désespérance», comme elle dit. «Ceux qui sont sortis de l'horreur sont hantés par les images apocalyptiques qu'ils ont vues. Ils n'arrivent pas à s'en débarrasser.»

C'est le cas de Guerba Noël Leveque, qui s'est réfugiée à Montréal chez sa soeur. «C'est comme si une bombe nous était tombée dessus. Ça me revient tout le temps.» Elle était dans sa voiture lors de la première secousse; elle a d'abord cru que quelqu'un lui rentrait dedans. «J'ai vu des choses, des choses qu'on n'est pas habitués de voir, dit-elle pudiquement. Des morts partout, des têtes tranchées, c'était horrible. Et puis il y avait cette odeur... On dirait que je vois toujours les mêmes images en face de moi.»

Quand le train passe à côté de la maison, elle a l'impression de sentir trembler tout le plancher. «Même si je sais que je ne suis pas en Haïti, que ça va passer...»

«Jusqu'ici, je vais très bien»

D'autres témoins semblent toutefois s'en tirer un peu mieux. Ou moins mal. C'est le cas de Richard Mimeau, le directeur général d'Union Montréal, qui était à Port-au-Prince pour donner une formation au personnel politique haïtien. Immédiatement après le séisme, il s'est improvisé médecin avec d'autres survivants. Toute la nuit, il a travaillé d'arrache-pied. Et malgré les crânes fendus, les jambes déchiquetées et ces deux Haïtiennes qui sont littéralement mortes dans ses bras, il dit aller très bien. «Jusqu'ici, je vais très bien. On dirait que mon cerveau a tout mis en place, dit-il. Peut-être que je suis fait comme ça.» Malgré tout, il avoue réagir quand craque son plancher. «J'ai une réaction, mon corps bouge, comme un réflexe de protection.» Et il se dit aussi moins patient, moins tolérant, disons, devant le «chialage» des gens. «On prend conscience à quel point on est bien, ici...»

L'entrepreneur Martin Turgeon était lui aussi en Haïti, à l'hôtel Montana, et a survécu miraculeusement au séisme. Au dire de sa conjointe, Nancy Savage, il va lui aussi pour le mieux. Le séisme, «ce n'est même plus un sujet de conversation», dit-elle. Il a tout de suite recommencé à travailler. «Quand on est beaucoup dans l'action, peut-être qu'on est plus résilient.» Seul changement «subtil»: une certaine intolérance, lui aussi, aux détails insignifiants de la vie. La télécommande ne marche plus? On change les piles, là, tout de suite, dit-elle. «On dirait qu'il a un sentiment d'urgence: je règle tout de suite ce que je peux régler.»

Vrai, certains se réfugient ainsi dans l'action. C'est leur mécanisme de défense. Mais la psychologue Marie-Claude Argant-Le Clair ne serait pas surprise de voir apparaître, à plus ou moins long terme, divers troubles psychosomatiques (insomnie, maux de ventre ou de dents) chez certains survivants. «Parce que la puissance de ce qui vient de se passer n'est pas intégrable, dit-elle. Le choc est tellement violent, il va falloir trouver un moyen de l'évacuer.»

Tout dépend de la personne, de son réseau social et de ses facteurs de stress, ajoute le psychologue Hans Fleury, qui forme quant à lui des psychologues qui pourraient devoir partir en Haïti. «Il y a des gens qui passent au travers plus facilement, dit-il. Mais il n'est pas impossible qu'il y ait un contrecoup. Qu'éventuellement, ils aient à faire face à leurs émotions.»