Q: Dans une ville détruite comme l'est Port-au-Prince, comment démarre-t-on la reconstruction?

R: La priorité est de faire l'inventaire des bâtiments qui ont résisté au séisme, de s'assurer qu'ils sont sécuritaires et de renforcer leur structure. Car malgré les images qu'on voit à la télé, tout n'est pas détruit dans la capitale haïtienne, témoigne Jean-Paul Boudreau, un architecte québécois qui se trouve à Port-au-Prince pour l'organisme Architectes de l'urgence. «Honnêtement, on s'attendait à pire, dit-il. Plusieurs bâtiments sont encore debout et pourront être sauvés avec des travaux.» Selon un bilan de la protection civile haïtienne, un tiers des bâtiments de Port-au-Prince se sont écroulés. La ville la plus touchée est Léogâne, détruite à 90%.

Q: Il faut ensuite démolir ce qui reste des autres bâtiments?

R: Oui. Mais en Haïti, les problèmes techniques sont nombreux. «Il y a très peu d'entreprises spécialisées en démolition ici», souligne M. Boudreau. Le personnel devra donc venir de l'extérieur, tout comme la machinerie lourde, tout aussi rare en Haïti. Il faut cependant résister à la tentation de tout détruire, souligne Gonzalo Lizzaralde, professeur en architecture à l'Université de Montréal, qui a examiné des dizaines de cas de reconstruction post-désastre dans le monde. «On a souvent le réflexe de faire table rase avec les bulldozers. C'est une erreur. On peut récupérer beaucoup de choses dans des maisons détruites. Portes, fenêtres, éviers, toilettes.»

 

Q: Que fait-on avec les milliers de tonnes de gravats?

R: Les gravats seront concassés et pourront par la suite être réutilisés dans la construction de routes et même de nouvelles maisons. «Il y a très peu de bois et de ressources sur place. Cela va obliger à importer beaucoup de choses. Nous allons réutiliser au maximum les millions de mètres cubes de gravats», souligne Georges Deikun, qui coordonne sur place l'intervention de l'ONU-Habitat. Il faudra cependant épauler les entrepreneurs en construction haïtiens, puisque la mauvaise qualité du béton est responsable, en partie, de l'ampleur de la destruction à Port-au-Prince. Pour économiser, la plupart des entrepreneurs locaux «allongeaient» le mélange de béton avec du sable et ne soutenaient pas la structure avec une charpente de bois ou d'acier. En 2008, une école s'était écroulée d'elle-même à Pétionville. Le gouvernement avait alors estimé que 60% des constructions dans le pays ne respectaient pas les normes de base, une situation qu'il faut évidemment éviter de reproduire.

Q: Que rebâtit-on d'abord?

R: Les infrastructures de base. «À court terme, il faut rebâtir l'aéroport, le port, les égouts, les conduites d'eau, les réseaux électriques. C'est l'urgence», explique Isabelle Thomas Maret, professeure en urbanisme à l'Université de Montréal, qui a étudié la reconstruction de La Nouvelle-Orléans après l'ouragan Katrina. «C'est moins sexy de construire des égouts que des maisons. Mais les infrastructures sont fondamentales si on veut rebâtir l'économie», ajoute M. Lizzaralde. Il faut garder en tête que l'économie des pays du tiers-monde est souvent basée sur de tout petits commerces. Ateliers de couture ou de mécanique à domicile, petites épiceries: sans infrastructures de base, ces commerces ne peuvent pas fonctionner et les gens n'ont plus de source de revenus.

Q: Devrait-on reconstruire les villes détruites sur de nouveaux terrains?

R: «Ce serait une aberration», estime M. Lizzaralde, qui a étudié le cas de Choluteca, un village du sud du Honduras, détruit par l'ouragan Mitch, en 1998. Les autorités ont choisi de déplacer le village de 15 km, pour reconstruire sur des terrains moins dispendieux. Des maisons ont été construites rapidement, et en masse, en négligeant les infrastructures. L'opération a été un fiasco. Quatre ans après l'ouragan, la moitié des habitants du nouveau village étaient au chômage puisqu'ils étaient incapables de payer le coût du transport vers le centre-ville, là où se trouvaient toujours les emplois. Les infrastructures déficientes leur interdisaient également de démarrer de petits commerces. La question s'est aussi posée à La Nouvelle-Orléans, après Katrina. On a répondu par la négative. «Plusieurs villes dans le monde sont vulnérables. Elles peuvent s'adapter», répond Isabelle Thomas Maret. Le meilleur exemple d'adaptation est probablement le Japon, situé dans une zone particulièrement instable sur le plan sismique, où on a relevé toutes les normes de construction. Évidemment, il s'agit là d'un pays riche...

Q: Comment faire pour que les abris temporaires fournis aux Haïtiens ne se transforment pas en nouveaux bidonvilles?

R: Avant le séisme, 70% de la population haïtienne vivait dans des bidonvilles. «On ne reconstruit pas un bidonville. Si l'aide internationale nous en donne les moyens, notre objectif sera d'assainir complètement l'habitat», assure Hossein Kalili, expert en reconstruction post-désastre à l'ONU, interviewé cette semaine par le quotidien Le Monde. «Il est absolument certain que les structures temporaires qu'on fournit en urgence vont devenir permanentes», souligne Gonzalo Lizzaralde. D'où l'importance de donner très rapidement aux gens un abri qui pourra servir de domicile. L'idéal, selon M. Lizzaralde, c'est de construire une «coquille de base» en béton de 35 à 45 mètres carrés. Pour le reste de l'ouvrage, il faut laisser place à l'autoconstruction. C'est le principe du «cash for work»: on paie les gens pour bâtir leur propre logement, avec un encadrement professionnel. «On réduit ainsi l'investissement initial et on repart l'économie.» En Indonésie, après le tsunami, on a construit de cette façon des maisons pour 3000$ pièce.

Q: Quelle est la plus grande erreur à éviter?

R: Centraliser la prise de décisions et le financement des projets. Les reconstructions réussies sont celles où on a engagé la population et les instances locales. «Évidemment, il est beaucoup plus facile et rapide de choisir une organisation centralisée pour gérer la reconstruction. On évite aussi la corruption. Mais c'est une erreur», estime M. Lizzaralde. Après l'ouragan Katrina, le gouvernement américain a mis sur pied un comité d'experts qui avait dessiné un plan de reconstruction. Après des mois de travaux, le plan a été rejeté par la population. Les experts ont dû retourner à leur table à dessin.

Q: Au total combien pourrait coûter cette reconstruction et qui va la financer?

R: Le président dominicain, Leonel Fernandez, évaluait la note à 10 milliards de dollars en cinq ans. «Il est très difficile de donner des chiffres. Il pourrait aussi bien falloir 20 milliards et 10 ans avant que Port-au-Prince ne retrouve un visage normal», souligne George Deikun. Comme Haïti est un pays très pauvre et endetté - 1,3 milliard de dette extérieure -, c'est évidemment la communauté internationale qui devra financer cette reconstruction. La Banque mondiale a proposé de gérer un fonds de reconstruction pour Haïti, dans lequel elle a investi 100 millions. La diaspora haïtienne, qui envoie annuellement de 1 à 2 milliards de dollars en Haïti, financera aussi cette reconstruction.