Aux prises avec de graves pénuries, les Haïtiens sont forcés de se tourner vers le marché noir. Cette situation provoque des tensions entre les habitants d'un pays pratiquement laissé à lui-même. Mais au bout du compte, tous se démènent pour atteindre un seul objectif : survivre.

Une scène devenue courante dans la capitale : hier matin, des dizaines de voitures étaient garées devant les pompes à essence d'une station-service de la rue Delma. Les véhicules immobiles débordent jusque dans les rues voisines. Sans compter les dizaines d'Haïtiens qui font la queue avec toutes sortes de récipients en plastique sous le bras.

Tous attendent l'ouverture des pompes. Parfois, il faut patienter des heures - lorsque les réserves ne sont pas à sec.

Assis sur sa moto, Samail Douce, de la police nationale, attend son tour. L'aiguille de sa jauge à essence pointe le E. «Les choses sont très difficiles et le marché noir peut devenir une solution. Mais pas pour tout le monde», explique le policier.

Peut-être pas pour tout le monde, mais en cette période de crise, les Haïtiens sont de plus en plus nombreux à s'approvisionner sous le manteau.

Et ce n'est pas pour s'épargner des heures d'attente à une station-service, mais bien parce que, en plusieurs endroits, c'est pratiquement la seule façon de faire le plein. Conséquence, il faut allonger des sommes colossales pour trouver un gallon d'essence sur le marché noir.

En bordure d'une route, Carlos vend son gallon 100 dollars haïtiens (environ 12 $US), alors que le prix normal oscille autour de 40 dollars haïtiens (5 $US). «J'ai dû attendre cinq heures pour remplir deux gallons, en plus de devoir payer la personne qui fait la distribution à la pompe», justifie le jeune homme.

En file à une station-service au volant de son camion, Rony n'est pas surpris de l'explosion des prix sur le marché noir. «Et pas seulement pour l'essence. Les supermarchés sont détruits, alors les prix ont grimpé pour les produits de première nécessité, comme le riz, l'huile, les haricots et l'eau, énumère ce gestionnaire, qui espère faire le plein pour emmener sa famille loin de la capitale. Ce n'est pas tout le monde qui encourage le marché noir. Et la police a dit qu'elle réprimandera les gens qui ont tant de mauvaise foi.»

En point de presse hier au quartier général de l'ONU, Edmond Mulet, chef par intérim de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH), reconnaît cette flambée des prix. «Il est vrai qu'il y a eu une hausse importante du prix de la nourriture. Un sac de riz de 25 kg, par exemple, se vend maintenant 2500 gourdes, au lieu de 900. Donc les prix ont triplé sur le marché, ici, à Port-au-Prince.»

Selon l'ONU, l'activité économique a repris et les magasins ont commencé à rouvrir leurs portes dans plusieurs secteurs de la ville.

Une reprise timide et très discrète.

Sur la route des Frères, un des rares supermarchés ouverts fait figure d'oasis au royaume de la pénurie. Mais c'est un mirage puisque les étagères du magasin sont presque toutes vides, sauf dans la section des produits ménagers. «On a ouvert jeudi et les gens sont entrés par dizaines pour vider le magasin», explique le directeur, Jean-Claude Jean-Louis. Un gardien armé est posté à l'entrée pour prévenir le pillage.

Au centre-ville, les gens font la file devant le Thanks Lord Petit Marché, ouvert lui aussi. Par précaution, le propriétaire fait ses transactions à travers des grilles en fer. En rupture de stock, le magasin ne vend plus que des bouteilles de boissons gazeuses de marque locale. Le commerçant n'a pas modifié ses prix depuis le séisme. Harald Augustin, 36 ans, et son ami viennent d'acheter deux caisses de 12 bouteilles de boissons gazeuses Fiesta et Tampico. «J'ai payé 80 dollars haïtiens (10 $US) pour les 24 et je vais les revendre 4 dollars haïtiens l'unité. C'est une manière de se débrouiller pour pouvoir manger», explique M. Augustin. Le nombre de marchands itinérants comme lui a décuplé depuis le tremblement de terre. «C'est chaque jour plus long d'écouler mon stock», constate-t-il.

Même notre chauffeur, Alix, a subi les contrecoups de la crise lorsqu'il a voulu gonfler les pneus de son vieux tacot déglingué. «On m'a demandé cinq fois le prix ! Ce sont des voleurs ! Des voleurs !» postillonne-t-il pendant qu'un jeune Haïtien gonfle ses pneus à l'aide d'un moteur à courroie qui fait un boucan d'enfer.