La fin du monde doit ressembler à ça. Des gens à perte de vue, assoiffés, affamés, blessés et entassés dans des camps de fortune aménagés dans les parcs du centre-ville en ruine.

Sur la place du Champ-de-Mars, les décombres du Palais national, au pied d'un parc bondé de sinistrés, renforcent cette vision apocalyptique.

 

Rapidement, l'odeur de l'urine, des excréments et des déchets de cet égout à ciel ouvert vous prend au nez. Pour combattre la nausée, les Haïtiens sont nombreux à se couvrir le visage d'un masque.

Mais rien ne les protège de la douleur, de la tristesse et du deuil qui les frappent. Ces gens ont tout perdu, sauf la vie.

Berline a 20 ans. Comme plusieurs, elle tue le temps sous une tente rudimentaire bricolée avec des draps. Trois personnes sont étendues près d'elle. Blessées. Cassées, comme disent les gens ici. «La maison est détruite. Maintenant, on est ici sans rien, sans argent et sans nourriture. On est seuls et personne ne vient pour nous», dit la jeune femme.

Appuyée contre une camionnette garée dans une rue qui coupe le parc, une femme, nue, est sur le point d'accoucher. Elle grimace de douleur, le corps couvert de sueur. Ses proches implorent de l'aide. En vain.

Ici, il n'y a pas de médecin, ni d'ONG, ni de militaires. Des camions de la MINUSTAH remplis de soldats lourdement armés passent parfois en trombe devant le parc. Sans jamais s'arrêter. En fait, à part une équipe de La Presse, les sinistrés n'ont vu pratiquement personne depuis la tragédie. Ils sont laissés à eux-mêmes, coupés du monde.

Pour survivre, ils se débrouillent. Près d'un édifice de quelques étages fissuré mais encore debout, une poignée de gens remplissent des bidons d'eau à des tuyaux sectionnés. Soudain, tous déguerpissent, de peur que l'immeuble s'effondre.

Sous les tentes, des familles entières sont installées et essaient de reproduire une vie normale. Une femme savonne un garçonnet dans une vieille cuve en fer. Tout près, Siméon Merilon utilise le manche d'une machette pour enfoncer des morceaux de bois dans la terre, où il a l'intention de planter sa tente. «Moi et ma famille sommes sains et saufs. Dieu est avec moi», laisse tomber le père de famille, le visage couvert de sueur.

Dans le chaos ambiant, des marchands de fruits, de boissons gazeuses et de charbon ont installé leur étal de fortune en bordure des trottoirs.

Dans une rue voisine, c'est le désastre. Presque tous les immeubles sont empilés les uns sur les autres. Des corps sont bien visibles au milieu des décombres. Les gens pressent le pas devant des immeubles qui menacent de s'effondrer. «C'est une sanction imposée au peuple haïtien, une sorte de malédiction! Dieu nous a punis! lance Vilsa Frédéric, qui l'a échappé belle. J'étais dans la rue quand tout s'est écroulé autour de moi. Je suis un rescapé!»

Il faut escalader les débris de deux hôtels pour atteindre la place Saint-Antoine, sorte d'oasis de verdure au milieu des ruines et de la poussière. Des centaines de personnes s'y trouvent. L'église devant le parc est complètement détruite.

Assis à l'ombre d'un arbre sur une chaise en bois, Lumil, 24 ans, a tout perdu dans le tremblement de terre. «Ça a donné une violente secousse. L'édifice se balançait dans tous les sens...» raconte le jeune homme, qui a perdu beaucoup de proches.

Autour de lui, des vêtements sont suspendus aux branches. De la nourriture, surtout du riz, mijote dans d'immenses marmites. «Pour garder le moral, on partage ce qu'on a pu trouver. On attend de l'aide. On se repose, mais on ne dort pas. À cause des secousses», explique Lumil.

Un peu plus loin, accompagnée de sa soeur blessée à une jambe, Sharon Ghislaine peste contre son sort. «On est ici, mais ce n'est pas une vie. On ne peut pas respirer avec la saleté. On n'a rien, on est seuls!»

Tout près, un jeune garçon se lamente, étendu sur une porte convertie en civière. Il ne peut plus marcher: un bloc de béton s'est écrasé sur ses jambes. À côté de lui, un enfant agite mollement un drapeau haïtien.

»On ne peut rien faire»

La scène se répète à quelques rues de là, sur le parvis du lycée Toussaint-Louverture. Plusieurs cadavres seraient à l'intérieur. Dans l'école élémentaire voisine, c'est l'horreur. «On entend des enfants crier: «On est là! On est vivants!» Mais on ne peut rien faire, le bâtiment menace de s'écrouler et on est seuls», explique Henry Dantus, qui occupe le terrain de l'école avec quelques centaines de personnes.

Encore couverte de poussière, l'air hagard, Theresa, 12 ans, a réussi à sortir elle-même des décombres d'une maison aujourd'hui, après avoir été ensevelie durant trois jours. Lors de l'effondrement, elle se trouvait en compagnie de quatre autres fillettes. Un long calvaire dont elle est l'unique survivante. «Je ne pouvais pas bouger. Personne ne venait, j'ai dû creuser moi-même pour sortir», raconte la gamine d'une voix fatiguée, en montrant les bouts de ses doigts arrachés.

De retour à la place du Champ-de-Mars, des dizaines de sinistrés sont réunis en cercle au milieu du parc. Debout, à genoux, ils chantent et prient, agitant les bras au-dessus de leur tête.

«Merci, Seigneur! Merci, Seigneur!» scande la foule.

La fin du monde doit ressembler à ça.