Ce pourrait être un épidose enlevant de law and order. Pour des raisons diamétralement opposées, des organisations environnementales et le gouvernement de l'Alaska poursuivent l'administration Bush. Au coeur du conflit ? Les ours polaires. Les changements climatiques. Mais surtout, un des enjeux majeurs des élections: la science. 

Du centre des visiteurs, il faut se munir de jumelles pour apercevoir la neige bleutée du glacier de Portage. Aujourd'hui, un grand lac sépare les touristes du glacier le plus photographié d'Alaska. Pourtant, il y a 20 ans, ils pouvaient toucher à la glace.

 

Construit en 1984 au pied du glacier (il est aujourd'hui à 5 km de distance), le centre des visiteurs Begich-Boggs présente une exposition sur le sort du pergélisol en Alaska.

Un rapport, publié au début du mois par le US Geological Survey, souligne que la situation n'a jamais été aussi critique. «Près de 99% des glaciers d'Alaska se retirent, s'amincissent et stagnent», conclut le rapport de 500 pages de l'organisation scientifique.

Lorsque l'on demande aux naturalistes du centre Begich-Boggs de nous expliquer le phénomène, leurs yeux s'écarquillent. La superviseure de l'endroit nous donne un numéro de téléphone: «Nous n'avons pas le droit de vous parler à ce sujet. Vous devez appeler à Washington. Mais je vous avertis, ils ne connaissent pas très bien la situation.»

L'exposition permanente du centre offre pour sa part des demi-réponses: les changements climatiques sont directement liés à la disparition des glaciers, mais, expose une scientifique sur une vidéo, la cause de ce réchauffement est toujours inconnue. Est-ce la fin de la petite ère glaciaire, qui aurait commencé au début du XVIIIe siècle? Ou est-ce la faute de l'homme? La chercheuse alaskienne ne fait que poser la question.

Cette retenue, manifestée par une scientifique employée par le gouvernement américain, fait rire jaune Rick Steiner. Professeur à l'Université d'Alaska, il note que l'autocensure des scientifiques est monnaie courante en Alaska. «Nous savons tous que ce sont les émissions de carbone qui contribuent au réchauffement climatique. En 40 ans, le climat en Alaska a grimpé de 4C, c'est du jamais vu», explique le grand homme qui ressemble à s'y méprendre à Bill Clinton. Dans un État qui regorge de ressources pétrolières, aux mains des républicains depuis 40 ans, la question est devenue extrêmement politique, remarque-t-il. «Beaucoup de scientifiques ont peur de se mêler de politique. Donc, c'est la politique qui se mêle de la science.»

La bataille de l'ours polaire

La question a fait les manchettes en mars dernier lorsqu'un des principaux chercheurs de la NASA, James Hansen, a dit sur la place publique que l'administration de George W. Bush contrôle, plus que tous ses prédécesseurs, le flot d'information entre les chercheurs du pays et le public. Des collaborateurs du président américain ont aussi admis avoir remanié des rapports sur les changements climatiques afin qu'ils reflètent la doctrine de l'administration Bush.

Selon Rick Steiner, les manipulations politiques de la science sont loin d'être terminées. Et ces jours-ci, l'Alaska est aux premières loges de ce petit jeu.

En mai 2008, quand le ministre de l'Intérieur, Dirk Kempthorne, a déclaré que les ours polaires étaient une espèce en danger, en se basant sur des recherches scientifiques, les Alaskiens ont vite répliqué. De deux manières.

Des organisations environnementalistes sur le terrain, dont Greenpeace, ont lancé une poursuite contre le gouvernement fédéral parce que ce dernier refuse de limiter l'émission de gaz carbonique pour protéger l'animal, menacé d'extinction d'ici 2050. Les plaignants rappellent que les ours se noient et meurent à un rythme inquiétant parce que la banquise, sur laquelle ils chassent, est elle aussi en voie de disparition. Sauver les ours sans sauver leur environnement, argumentent-ils, est impossible.

Le gouvernement de l'Alaska poursuit lui aussi le gouvernement fédéral, mais pour une tout autre raison: il veut le retrait des ours de la liste des espèces menacées.

La gouverneure de l'Alaska et candidate à la vice-présidence, Sarah Palin, est au coeur de cette bataille. Elle plaide que les scientifiques de son État sont en désaccord avec les chercheurs du gouvernement fédéral: les ours polaires, dit-elle, n'ont jamais été aussi nombreux. Les protéger davantage compromettrait l'exploitation pétrolière dans le nord de l'État.

Sceptique, Rick Steiner a demandé des copies des rapports des scientifiques alaskiens. Des fonctionnaires lui ont alors répondu que sa requête coûterait plus de 400 000$. Il a persisté et a réussi à les obtenir grâce à des lois fédérales. Ce qu'il a déniché a confirmé ses doutes: aucun scientifique ne remettait en cause les données des chercheurs fédéraux. Ce sont les politiciens qui avaient inventé le tout. Le chercheur s'est empressé de rendre l'affaire publique, espérant du coup que quelques électeurs en prendront note.

Il n'est pas le seul à penser de la sorte, un groupe de 38 000 scientifiques, inquiets de voir la science prise en otage par les politiciens, ont formé un groupe de pression, Science Debate 2008. Ils veulent pousser les candidats à la présidence à prendre position sur 14 grandes questions scientifiques, allant de l'énergie à la recherche génétique.

Parmi eux, on retrouve tous les Prix Nobel américains, les directeurs d'importantes universités et de grands instituts de recherche. «Nous travaillons pour redonner à la science et à l'innovation l'importance qui leur revient», peut-on lire sur le site web de l'organisation. Les États-Unis, affirment-ils, doivent la moitié de leur développement économique à la science et à l'ingénierie, initiateurs de nouvelles technologies. Et ces jours-ci, croient-ils, ce n'est pas le temps de badiner avec les plus importants vecteurs de croissance.

Ce qu'ils en pensent

Barack Obama: le candidat démocrate promet de reprendre le temps perdu en matière de contrôle des émissions de gaz carbonique. Il soutient la présence des ours polaires sur la liste des espèces en danger.

John McCain: dans une entrevue à NBC, le candidat républicain a admis qu'il est en désaccord avec sa colistière sur la question des ours polaires. Il considère que l'espèce est en danger. Palin, elle, affirme que l'espèce est «très, très en santé».

La guerre à la science

Journaliste scientifique, Chris Mooney s'intéresse depuis longtemps aux manigances de l'administration Bush pour balayer sous le tapis les résultats scientifiques qui ne plaisent pas au président. Il a même donné un nom au phénomène: la guerre républicaine contre la science. Selon lui, c'est dans la question des changements climatiques que la cécité du gouvernement américain est le plus dommageable. «Toute la planète pâtit de leur hypocrisie. Ils n'ont aucune idée des conséquences à long terme de leur inaction».

L'expérience inuit

Les scientifiques l'ont mesuré, les Inuits de l'Alaska l'ont observé: le réchauffement climatique est en train de transformer la vie en Alaska. Plusieurs espèces animales, dont les morses, les ours polaires et les phoques, qui vivent et chassent sur la banquise, doivent migrer vers le Nord pour survivre alors que la glace leur fond sous les pattes. De plus en plus d'animaux se noient, d'autres, en désespoir de cause, pratiquent le cannibalisme. «Les Inuits qui pratiquent la chasse sont les premiers bouleversés par ces changements. Leur sécurité alimentaire est en péril», a dit à La Presse Caleb Pungawiyi, un Inuit qui travaille auprès de l'organisation Oceana en Alaska.

L'Alaska

Capitale: Juneau

Plus grande ville: Anchorage

Population: 683 478 (2007), 32% rurale; 67% urbaine

Origines ethniques: 69,2% Européens; 14,2% Autochtones (Inuits et Amérindiens); 8,7% Métis; 4,5% Asiatiques; 3,4% Noirs

Revenu médian: 38 138$, soit un des plus élevés du pays

Anciens combattants: 11% de la population

Nombre de sénateurs: 2

Parti des sénateurs: républicain

Résultats des dernières élections présidentielles:

2000: George W. Bush, 59%; Al Gore, 28%

2004: George W. Bush, 61%; John Kerry, 35,5%