Notre journaliste poursuit sa série de reportages au Proche-Orient trois semaines après la conclusion de l'offensive «Plomb durci» à Gaza et à 48 heures des élections législatives en Israël. Aujourd'hui : la douleur d'un médecin de Gaza force les Israéliens à s'interroger sur la mort de civils.

La scène a fait le tour du monde et elle est insoutenable. Un journaliste israélien reçoit, en direct à la télévision, un coup de fil d'un ami médecin à Gaza.

«Oh! Mon Dieu! Oh! mon Dieu, elles sont mortes», gémit la voix au bout fil. L'homme qui sanglote ainsi s'appelle Izzeldine Abuelaish. Il vient de voir deux de ses filles décapitées par un obus israélien. Une autre fille est morte dans l'attaque et la quatrième a subi de graves blessures.

Les sanglots qui s'échappent du cellulaire incarnent la pire de toutes les douleurs. Le coup de fil dure trois minutes. Mais sa charge émotive est telle que, trois semaines plus tard, il soulève encore les passions en Israël.

«Mon histoire a changé la perception des Israéliens, elle est entrée dans leurs maisons comme le visage de la tragédie de Gaza», croit le Dr Abou al-Aïch, rencontré vendredi à l'hôpital Shiba, à Tel-Aviv, où il veille sur sa fille blessée.

Izzeldine Abuelaish refuse de succomber à ce qu'il appelle les «forces de la noirceur». Il cherche un sens à la mort de ses trois filles. «Je crois qu'elle a précipité la fin de la guerre. En mourant, mes filles ont sauvé des enfants palestiniens», se console-t-il.

Contrairement à la vaste majorité des Gazaouis, ce gynécologue de 55 ans est bien connu en Israël. C'est dans les grandes villes de ce pays qu'il a exercé la médecine pendant la plus grande partie de sa carrière.

Il parle parfaitement hébreu et intervient régulièrement dans les médias. Il est reconnu comme pacifiste.

Israël interdit à ses citoyens, même journalistes, d'entrer dans la bande de Gaza, guerre ou pas. Pour suivre ce qui se passait là-bas pendant la guerre, des radios et télés israéliennes faisaient appel aux services du bon Dr Abuelaish.

Jusqu'au jour où l'assassinat de ses filles a fait de lui non plus un commentateur, mais un sujet médiatique.

«Je regardais les infos de 17h et tout à coup j'ai réalisé que ce médecin pleurait sa famille. Ça m'a crevé le coeur», dit Patricia Chetrit, de Jérusalem.

«Habituellement, la destruction à Gaza nous laisse un peu indifférents. Mais ce médecin qui travaille dans des hôpitaux israéliens a tout à coup personnalisé le conflit», dit le réserviste Yakir Zehev.

La vérité écope

Diffusées sur YouTube, les images de ce massacre en direct ont été vues par des millions de personnes. «J'ai reçu énormément de messages de soutien en Israël», dit avec reconnaissance le Dr Abuelaish.

Mais...il y a un mais. Lors de la conférence de presse qu'il a donnée deux jours après l'attaque, une femme, mère de trois soldats de Tsahal, s'est mise à crier: «Enlevez-lui donc cette tribune! Qu'est-ce qu'il y avait au juste, dans sa maison?»

«Dans ma maison, il n'y avait que les armes de l'amour», rétorque le médecin, les yeux pleins d'eau. Il explique qu'il a élevé ses enfants dans la passion de la paix, que ses filles ont séjourné souvent dans des camps de vacances israélo-palestiniens axés sur le dialogue.

Mais beaucoup d'Israéliens, tout en déplorant ce qui est arrivé à la famille Abuelaish, croient que l'armée avait de bonnes raisons de lui tirer dessus.

L'armée elle-même a contribué à les conforter dans cette opinion. Selon sa première version des faits, les filles Abuelaish avaient été victimes de tirs du Hamas.

Mercredi dernier, l'armée s'est ravisée en reconnaissant qu'elles étaient bel et bien mortes sous deux obus de Tsahal. Mais des tireurs palestiniens étaient installés sur le toit de la maison voisine de celle du médecin, dit l'armée dans son communiqué. Les soldats ont vu du mouvement chez les Abuelaish et ont cru qu'il s'agissait de collaborateurs des hommes du Hamas. La décision de tirer était «raisonnable».

Interviewé à la télévision, le médecin s'est dit heureux que l'armée ait reconnu sa responsabilité dans la mort de ses filles. Mais dans le petit appartement de la cité hospitalière où il vit pendant la convalescence de sa fille, il ne se gêne pas pour dire qu'on est encore loin de la vérité.

Il jure n'avoir jamais reçu d'avertissement de la part de l'armée, contrairement à la version officielle. Il assure que l'armée connaissait bien sa maison. Quelques jours avant l'attaque, il avait d'ailleurs réussi à faire déplacer les chars stationnés devant chez lui. Après ce retrait, il se sentait en sécurité.

Pour ce qui est des tireurs du voisinage, il est formel: il n'y avait absolument personne sur le toit de la maison voisine.

«D'ailleurs, si l'armée avait aperçu des tireurs sur le toit des voisins, pourquoi ne les a-t-elle donc pas ciblés, eux, au lieu de nous tirer dessus?» demande-t-il.

Pour l'instant, la question reste sans réponse. Mais les explications de l'armée en ont rassuré plusieurs. «Dans les mêmes circonstances, j'aurais sans doute fait la même chose que les soldats», dit Yakir Zehev.

Des sondages réalisés pendant la guerre montrent que 94% des Juifs israéliens appuient l'opération «Plomb durci». La séquence de mort en direct a créé un gros malaise dans le public israélien mais, pour l'instant, rien n'indique que l'appui à la guerre se soit effrité.

Les images de la tragédie sur YouTube: www.youtube.com/ watch?v=8UxJWdCwOpc