Shaukat Qadir, général pakistanais à la retraite, est parti sur les traces d'Oussama ben Laden pendant huit mois. Son rapport de 66 pages, qui n'a pas encore été publié, mais que La Presse a obtenu, retrace le séjour du chef d'Al-Qaïda au Pakistan.

Shaukat Qadir n'a jusqu'ici exposé que les grandes lignes de son enquête au cours de quelques entretiens avec une poignée de journalistes. En revanche, ses découvertes ont fait du bruit dans les médias pakistanais, car il révèle deux éléments nouveaux. Il soutient que ben Laden était atteint de sénilité précoce et aurait été trahi par une de ses femmes.

Q: Pourquoi avoir enquêté sur ben Laden?

R: Shaukat Qadir: Quand j'ai appris sa mort, j'étais sous le choc. J'ai ressenti de la honte mêlée à beaucoup de questions. Pourquoi notre armée n'avait-elle pas arrêté ben Laden? Comment était-il arrivé chez nous? Les autorités ont créé une commission d'enquête, mais je doute qu'elle révèle quoi que ce soit. J'ai fait ce travail pour trouver des réponses.

Q: Comment avez-vous travaillé?

R: Quand j'étais dans l'armée, j'ai servi dans les zones tribales pakistanaises où Oussama ben Laden a séjourné à la fin de 2001. J'ai des amis dans cette région et je suis allé sur place. Grâce à ma proximité avec le chef de l'armée, j'ai visité la maison de ben Laden. Je suis monté dans sa chambre, au troisième étage. J'ai vu une flaque de sang séché sur le sol. C'est là qu'il s'est écroulé quand il a été abattu. D'autres traces maculaient le plafond. Il avait reçu une balle dans la tête et le sang avait giclé.

Q: Qui a aidé ben Laden dans sa fuite au Pakistan?

R: Baitullah Mehsud, l'ancien chef du mouvement des talibans pakistanais, l'a accueilli au Waziristan, près de la frontière afghane, en 2001. Ben Laden voulait diriger le mouvement. Mais une tribu au Waziristan, dont certains membres transmettaient les messages entre ben Laden et Zawahiri, affirme qu'il était atteint de sénilité précoce. Al-Qaïda l'a poussé à se retirer à Abbottabad, où un Pakistanais, Arshad Khan, lui a fait construire une maison en 2004. Arshad Khan a obtenu un permis de construire en règle, et les autorités locales n'ont rien remarqué. Ben Laden et sa famille ont emménagé en 2005.

Q: L'ISI, l'agence de renseignement militaire, était-elle au courant de sa présence?

R: Elle a commencé à enquêter à la fin de 2007. À ce moment-là, Arshad Khan confie à ses voisins qu'il a fait fortune dans l'échange de devises à Peshawar. Informés, des agents font enquête et ne découvrent à Peshawar aucun changeur de monnaie du nom d'Arshad Khan qui possède une villa à Abbottabad. Les recherches traînent, car c'est une enquête de routine au départ. Finalement, en juillet 2010, des agents rédigent une note à la CIA pour demander une surveillance satellite de la résidence. Ils envoient la requête au haut commandement... qui ne la transmet pas! La direction de l'ISI nie l'existence de la note. J'ignore l'étendue des complicités dont a bénéficié ben Laden. Sa cinquième femme a aussi révélé qu'il s'était fait opérer du rein en 2002. Mais elle est incapable de dire où.

Q: L'ISI a-t-elle gêné vos recherches?

R: Oui. J'ai pu lire les comptes rendus d'interrogatoire de la famille ben Laden, mais je n'ai pas pu la rencontrer. J'ai parlé à un colonel qui avait mené l'interrogatoire. Il avait servi sous mes ordres, donc il m'a aidé. J'ai voulu consulter les médicaments que ben Laden prenait pour vérifier qu'il était sénile. L'ISI m'en a empêché. Quand je suis allé dans la maison d'Abbottabad, j'ai pris une centaine de photos. Puis on m'a confisqué mon appareil. Je n'ai pu récupérer que 10 images. Enfin, le haut commandement m'a caché des renseignements importants.

Q: Lesquels?

R: Un voisin m'a raconté que, à l'été 2010, ben Laden a reçu de la visite. Une Toyota Corolla est entrée dans la propriété et ses visiteurs sont restés plusieurs semaines. Ben Laden ne recevait personne, d'habitude. Quand j'ai communiqué avec les gens de l'ISI pour en savoir plus, ils ont piqué une colère. Ils ne voulaient pas que je découvre ça.

Q: Comment ben Laden a-t-il été repéré?

R: Lassée par sa sénilité, Al-Qaïda aurait laissé filtrer des renseignements sur sa cache à l'ISI, par l'intermédiaire des talibans pakistanais. L'ISI aurait transmis ces renseignements à la CIA. Khairia, Saoudienne mariée à Oussama dans les années 80, aurait pris part au complot parce qu'elle était jalouse d'Amal, la cinquième épouse. Je manque de preuves, néanmoins. Il faudra attendre que les Américains rendent publics certains documents secrets. J'espère aussi que des agents de l'ISI accepteront de parler une fois à la retraite.

Une cavale prolifique...

Pendant sa cavale de près de 10 ans qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001, Oussama ben Laden a eu quatre enfants au Pakistan, dont deux nés lors de furtives escapades clandestines dans un hôpital public, a raconté sa plus jeune femme, Amal, à la police locale.