Difficile lendemain de veille pour les firmes de sondage qui, pour la grande majorité, avaient prédit une victoire d'Hillary Clinton. L'issue d'une course aussi serrée est certes difficile à prédire, mais cette élection révèle néanmoins au grand jour d'importantes failles méthodologiques. Entrevues avec deux experts.

Claire Durand, professeure de sociologie à l'Université de Montréal et grande spécialiste des sondages, croit que les différentes firmes doivent faire un gros examen de conscience.

« Oui, c'est une science, on peut normalement s'y fier, mais on sent une nette dérive depuis quelque temps, relève-t-elle. La moitié du temps, par exemple, il est presque impossible d'avoir des détails sur l'échantillon. On n'arrive donc plus à savoir quels sondages sont vraiment fiables. »

Et non, à son avis, le fait que la course ait été serrée n'est pas une excuse qui tient la route.

C'est que sur le fond, à la lumière des résultats, tout indique aussi que les sondeurs n'arrivent pas à rejoindre de grands pans de l'électorat. Les électeurs des milieux ruraux sont notamment largement sous-représentés.

Or, les gens qui fréquentent les réseaux sociaux ont un profil très particulier, ils habitent probablement dans les villes qu'Hillary Clinton est mieux parvenue à séduire. À l'inverse, les partisans de Trump, qui sont en butte contre toute institution - « et cela inclut probablement les firmes de sondage » - sont probablement moins prompts à accepter de répondre aux questions, selon Mme Durand.

Autre problème : les sondeurs se contentent de taux de réponse de plus en plus bas. «  On contacte 100 000 personnes pour espérer avoir 1000 répondants. Mais ces rares répondants encore intéressés à participer n'ont peut-être pas le même profil que l'électeur moyen. »

Post-mortem en avril

Y a-t-il un rapprochement à faire entre la contre-performance des sondeurs lors du Brexit et celle d'hier ? Les résultats de l'élection américaine confirment sans doute ce qu'on a déjà vu lors du référendum en Grande-Bretagne, à savoir, encore une fois, que les sondeurs négligent une partie de la population « ou qu'un type d'électeurs refuse d'afficher ses couleurs lorsqu'il est joint ».

En avril, les firmes de sondage américaines feront un « post-mortem » officiel en se réunissant au sein d'un comité auquel siège Mme Durand.

De son côté, Alain Giguère, président de CROP, fait remarquer que ce qui pose problème, c'est la transposition du vote en sièges au collège électoral. Ça, « ce n'est pas le travail des sondeurs, et c'est une équation qui est loin d'être évidente. C'est difficile d'y voir clair, aussi difficile qu'au Québec et qu'au Canada quand on tente de faire des projections du nombre de circonscriptions en se basant sur les intentions de vote ».

Dans une course aussi serrée, il est d'autant plus périlleux de faire des prédictions. « Si ça avait fini 60 % à 40 %, personne ne se serait trompé... »

Est-ce à dire que quand il y a quasi-égalité, les sondages, c'est du vent ? « Je ne l'aurais pas dit comme cela, mais c'est certain que dans un cas comme celui-là, ça peut vraiment aller d'un côté comme de l'autre. »

Contrairement à Christian Bourque, qui disait hier sur les ondes de RDI que l'on éviterait peut-être des erreurs en ayant recours à de plus gros échantillons, M. Giguère ne croit pas que ça ferait une différence quand on est à ce point au coude-à-coude. « Et de toute manière, dans la mesure où ce sont les médias qui commandent des sondages, personne ne serait prêt à payer pour des échantillons de dizaines de milliers de personnes. »

Qu'est-il arrivé?

Les sondeurs avaient prédit une victoire d'Hillary Clinton, un Sénat démocrate et une Chambre des représentants républicaine. En lieu et place, la victoire est allée à Donald Trump, qui a aussi raflé les deux chambres du Congrès. La firme FiveThirtyEight, même si elle n'est pas arrivée pile-poil, a au moins le mérite d'avoir prédit une très grosse soirée républicaine.

Comme l'a analysé hier le site Bloomberg, les sondeurs ont fait de bonnes prédictions dans la plupart des États, mais ils ont, pour leur malheur, échappé le ballon dans quelques États clés comme la Floride, la Caroline du Nord et la Pennsylvanie.

Le sondage qui a vu juste

Depuis l'été dernier, un seul sondage prédit immanquablement la victoire de Donald Trump : celui du Los Angeles Times, mis au point par des politologues de l'Université de Californie du Sud (USC). Ce sondage quotidien, qui se base sur un panel représentatif de la population américaine, a été mis au point pour les élections de 2008 par des chercheurs de la corporation Rand, un groupe de réflexion. « Les chercheurs sont venus chez nous et nous l'avons utilisé pour la première fois en 2012 », a expliqué la responsable du sondage à l'USC, Jill Darling. « Nous étions l'un des deux seuls sondages à prédire la défaite de Romney. Je pense que notre avantage est de fournir à ceux qui n'ont pas internet une tablette branchée. Ça permet d'avoir une meilleure représentation dans les milieux défavorisés. »

- Mathieu Perreault, La Presse

Une «leçon d'humilité» pour les médias

Les grands médias américains s'inquiétaient fortement de l'élection de Donald Trump, hier, dans leurs pages éditoriales. « Le racisme et la misogynie ont joué un rôle dans la montée de [Trump], tout comme un puissant et irréfléchi désir de changement. Un changement qui place maintenant le pays au bord du précipice », s'est alarmé le New York Times. Faisant toutefois son mea culpa, le réputé quotidien a admis que ce résultat était une « leçon d'humilité » pour les médias et les sondeurs. Le Washington Post a pressé le président désigné de respecter le système démocratique et a appelé la société civile à protéger les institutions démocratiques du pays si Donald Trump s'attaquait à celles-ci. Campé à gauche, le magazine Mother Jones titrait en éditorial « Ne pleurez pas. Luttez ! [Fight like Hell] » et lançait un appel à la mobilisation pour dénoncer tout abus de pouvoir du président Trump.

- Louis-Samuel Perron, La Presse