Garrison Nelson connaît Bernie Sanders depuis 40 ans. Il a voté pour lui à plusieurs reprises. Il respecte son intellect et ses compétences politiques. Mais, ces jours-ci, il craint que son sénateur ne soit en train de bousiller les chances du Parti démocrate non seulement de conserver la Maison-Blanche, mais également de changer en sa faveur le contrôle du Sénat américain et l'équilibre de la Cour suprême des États-Unis.

« Ma grande peur aujourd'hui est que cette élection ne lui soit montée à la tête », dit le politologue de l'Université du Vermont, qui se décrit comme un démocrate progressiste. « Il est devenu accro aux applaudissements, à l'adulation qu'il reçoit sur les campus universitaires. »

Et les démocrates risquent, selon lui, de subir les conséquences de l'« ego » de Sanders à l'occasion de la convention nationale de leur parti, qui aura lieu à la fin de juillet à Philadelphie.

« Parce qu'il n'est pas un démocrate, cela ne dérange pas Sanders que le Parti démocrate écope si [Hillary Clinton] est sérieusement amochée à la convention », dit Garrison Nelson lors d'un entretien téléphonique portant sur le politicien qui s'est fait élire au Vermont à titre de socialiste ou d'indépendant avant de décider de briguer la présidence sous la bannière démocrate.

« SYSTÈME TRUQUÉ »

Plusieurs partisans d'Hillary Clinton, membres de l'élite démocrate et militants progressistes partagent la crainte du politologue du Vermont. Ils reprochent notamment à Bernie Sanders de répéter à satiété que l'ancienne secrétaire d'État doit son avance insurmontable dans la course à l'investiture démocrate à un « système truqué ».

Selon le sénateur du Vermont, ce système a contribué aux scènes de chaos qui ont marqué la semaine dernière la convention démocrate du Nevada. Après avoir tenté en vain de changer la distribution des délégués découlant des caucus démocrates de l'État, remportés en février dernier par Clinton avec 53 % des voix, des partisans de Sanders ont laissé libre cours à leur colère.

Certains d'entre eux ont invectivé la présidente du Parti démocrate du Nevada, la traitant de « salope » (cunt). D'autres ont plus tard publié sur l'internet son numéro de téléphone et son adresse électronique, dont se sont servis des partisans de Sanders pour lui envoyer des menaces de mort.

Deux jours plus tard, Sanders a condamné tout recours à l'intimidation ou à la violence dans le quatrième paragraphe d'une déclaration qui reprenait dans les trois premiers ses doléances habituelles. Il dénonce notamment les règles régissant les primaires démocrates - certains États interdisent aux indépendants d'y participer - et l'existence des superdélégués, ces 719 élus, dirigeants ou autres dignitaires du Parti démocrate qui peuvent appuyer le candidat de leur choix, indépendamment du vote des électeurs. À ce jour, Clinton a obtenu l'appui de 525 superdélégués contre 39 pour Sanders.

Mais la théorie du « système truqué » se heurte à certains faits indéniables : Clinton revendique aujourd'hui 3 millions de voix de plus que Sanders et jouit d'une avance de 274 délégués sur son rival. En comptant les superdélégués, elle n'est plus qu'à 90 délégués de la majorité nécessaire à l'investiture démocrate, cap qu'elle atteindra le 7 juin. Ce jour-là, six États, dont la Californie, le New Jersey et le Nouveau-Mexique, tiendront des primaires.

Clinton et ses alliés espèrent que Sanders mettra fin à sa campagne après les dernières primaires et l'assurera peu après de son appui. Mais le sénateur du Vermont et son équipe promettent de poursuivre la lutte jusqu'à la convention de Philadelphie, non seulement pour influencer le programme du Parti démocrate, mais aussi pour changer le « système truqué » et convaincre les superdélégués de voter pour lui plutôt que pour celle qui a amassé le plus de voix. D'aucuns voient dans ce dernier objectif une contradiction flagrante.

ÉVITER LE DÉSASTRE DE 1968

Des partisans du sénateur ont par ailleurs annoncé la tenue de manifestations durant les quatre journées de la convention démocrate. D'où la crainte de plusieurs dirigeants démocrates de voir dans les rues de Philadelphie des scènes de chaos semblables à celles qui avaient terni la convention démocrate de Chicago en 1968.

« La convention démocrate de Chicago avait été une telle horreur que le Parti démocrate a perdu cinq des six élections présidentielles qui ont suivi, rappelle Garrison Nelson. Car si un parti n'est pas capable de contrôler l'investiture de son candidat présidentiel, comment peut-il gérer le pays ? C'est pourquoi les démocrates ont raison d'avoir peur d'un tel scénario. »

Mais est-ce vraiment ce que veut Bernie Sanders ? Ne trouvera-t-il pas le moyen de calmer le jeu avant la convention de Philadelphie ? Ne voudra-t-il pas éviter la division des forces démocrates au moment où le Parti républicain fait la paix avec Donald Trump, qui monte ces jours-ci dans les sondages ? Garrison Nelson en doute.

« Bernie Sanders a vraiment l'esprit de compétition, dit-il. Il ne veut pas perdre. Et il n'est pas gracieux. Je ne le vois pas lever le bras d'Hillary dans un geste d'unité. Je ne le vois pas. »