La Libye risque de devenir le «prochain sanctuaire» du groupe État islamique (EI), a prévenu cette semaine le ministre libyen des Affaires étrangères. Traqués en Irak et en Syrie, les djihadistes profiteront-ils du chaos de l'après-Kadhafi pour s'implanter dans ce pays? Nous avons posé la question à deux experts de la Libye, les chercheurs Saïd Haddad et Ali Bensaad.

Le ministre libyen des Affaires étrangères, Mohamed Dayri, a prévenu mardi que la Libye risquait de devenir « le prochain sanctuaire » de l'EI. A-t-il raison de sonner l'alarme ?

Ali Bensaad (AB) : Il n'y a pas un danger djihadiste plus grand en Libye qu'ailleurs. Mais il y a une fragmentation des pouvoirs et des territoires qui pourrait effectivement alimenter ce danger. Hors de l'Irak et de la Syrie, il n'y a qu'en Libye que l'EI a réussi à s'implanter. [Le groupe contrôle la ville de Syrte, ancien fief de Mouammar Kadhafi.] Non pas en raison d'un grand potentiel islamiste, mais parce que l'EI a trouvé un interstice dans l'angle mort territorial qu'est devenu le golfe de Syrte, qui se trouve aux confins de deux régions et qui échappe à tout pouvoir.

Selon le ministre Dayri, l'EI demande désormais aux recrues de se diriger vers la Libye, et non plus vers la Syrie, où le groupe est visé depuis septembre par des frappes russes. Exagère-t-il la menace à des fins politiques ?

Saïd Haddad (SH) : Depuis l'été 2014, la Libye est divisée. Il y a deux gouvernements, dont un seul est reconnu par la communauté internationale : celui de Tobrouk [d'où provient le ministre Dayri]. À Tripoli, les dirigeants se sont alliés avec certains groupes, dont des groupes islamistes armés. Ainsi, la menace djihadiste, souvent agitée par le camp de Tobrouk, est peut-être instrumentalisée dans ce contexte de lutte intestine en Libye. Mais cette menace existe.

AB : Il est vrai qu'il y a danger islamiste, mais les acteurs de la scène politique libyenne cherchent aussi à se discréditer entre eux. Le gouvernement de Tripoli brandit le spectre du retour des partisans de Kadhafi pour discréditer les gens de Tobrouk, et les gens de Tobrouk exagèrent la présence islamiste pour s'attirer des sympathies à l'étranger.

Il reste que la Libye post-Kadhafi - avec ses frontières poreuses, ses luttes de pouvoir et ses dizaines de milices armées - semble être une base idéale pour l'EI. Le ministre Dayri affirme d'ailleurs que le groupe s'apprête à prendre de nouveaux fiefs. Est-ce possible ?

SH : On ne peut pas écarter ce risque. Il pourrait y avoir une jonction entre l'EI et les groupes djihadistes qui ont reflué dans le Sud libyen lors de la guerre du Mali [au moment de l'intervention militaire française de 2013]. Si l'EI descend vers le sud, il pourrait y avoir formation d'un axe contrôlé par divers djihadistes. C'est vraisemblable, mais pour le moment, il semble qu'il n'y ait pas encore de convergence réelle sur le terrain.

Il y aurait de 4000 à 5000 militants de l'EI en Libye. La plupart seraient originaires de la Tunisie, du Soudan et du Yémen. Mais le ministre Dayri craint l'appel au djihad local lancé par l'EI. Quelles en seraient les conséquences ?

SH : Le grand risque, pour la Libye, c'est un éventuel reflux de djihadistes libyens partis combattre en Irak et en Syrie. Si un certain nombre d'entre eux reviennent dans leur pays, ils risquent de renforcer la section locale de l'EI. Un peu comme le retour des combattants afghans, dans les années 80, avait alimenté les troupes d'Al-Qaïda en Afghanistan.

AB : Pour le moment, c'est l'absence de pouvoir en Libye qui est la cause de la menace islamiste. Dans bien des cas, ce ne sont pas des djihadistes « made in Libya » que l'on retrouve au pays, mais des combattants étrangers. Le désordre territorial fait en sorte que la Libye est devenue pour eux un lieu de passage.

Pour le chef de la diplomatie libyenne, l'heure n'est plus aux solutions politiques. Le monde doit agir compte tenu du « danger croissant » que pose l'EI en Libye. Quelle devrait être la réponse de la communauté internationale ?

SH : La communauté internationale devrait persévérer et faire pression pour que le dialogue interlibyen se poursuive et qu'un gouvernement d'accord national voie le jour. Cependant, les parties en présence sont loin d'être des blocs homogènes et soudés. Il y a des divergences, et certaines alliances sont conjoncturelles. Une intervention internationale risquerait d'ajouter à cette fragmentation, d'une part, et de renforcer le camp djihadiste, d'autre part. En fait, une intervention armée s'attaquerait aux conséquences et non aux raisons du problème. L'EI est une conséquence du chaos ambiant en Libye.

***

Ali Bensaad est chercheur à l'Institut d'ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative, en France.

Saïd Haddad est chercheur associé à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman, en France.