Les attentats de Paris marquent un tournant pour le groupe État islamique. Après avoir conquis de larges territoires en Syrie et en Irak, voilà que le groupe djihadiste se mondialise. Et exporte désormais la terreur en terres étrangères.

Des touristes massacrés en juin sur une plage de Tunisie. Un avion russe abattu en octobre dans le désert du Sinaï. Un double attentat à la bombe, jeudi dernier, à Beyrouth. Et, le lendemain, des attentats simultanés dans les rues de Paris...

Ces attaques meurtrières, revendiquées par le groupe État islamique (EI), pourraient signaler un changement majeur de stratégie de la part de l'organisation terroriste, selon les experts consultés par La Presse. Après avoir instauré son «califat» en Syrie et en Irak, l'EI semble s'être lancé dans une campagne d'attentats visant à semer la terreur à l'étranger.

Le directeur de la CIA, John Brennan, est d'ailleurs convaincu que l'EI planifie d'autres horreurs. «Il est clair pour moi que l'EI a un plan à l'extérieur, [que ses membres]sont déterminés à mener ce type d'attaques», a-t-il prévenu hier.

«C'est clair qu'il y a eu un changement, estime Jason Burke, journaliste au Guardian de Londres et auteur de nombreux ouvrages sur les mouvances islamistes. Les membres de l'EI n'ont pas forcément remplacé une stratégie par une autre, mais ils ouvrent un nouveau front. Ils ont commencé par tuer des Occidentaux en Syrie, puis en Tunisie. Maintenant, ils tuent des Occidentaux en Occident.»

Exit les loups solitaires

Jusqu'ici, les gouvernements occidentaux craignaient surtout les loups solitaires, imprévisibles, mais relativement peu meurtriers. Or, les attentats de Paris les forcent à revoir l'idée qu'ils se faisaient jusqu'ici de l'EI. Ces attaques dévastatrices ravivent en effet le spectre d'attentats orchestrés par un réseau bien structuré.

«Les attentats de l'an dernier à Ottawa et à Saint-Jean-sur-Richelieu ont vraisemblablement été perpétrés par des loups solitaires, tout comme la majorité des attentats en Europe depuis deux ans», explique Thomas Juneau, professeur à l'Université d'Ottawa et ancien analyste du Moyen-Orient au ministère de la Défense. Mais l'EI pourrait désormais avoir adopté la stratégie d'Al-Qaïda, qui formait ses terroristes dans des camps d'entraînement et dont les décisions provenaient du sommet de la hiérarchie.

«On ne sait pas si les auteurs des attentats de Paris ont agi sous les ordres du haut commandement de l'EI, souligne toutefois M. Juneau. Cela dit, leur niveau d'organisation suggère une attaque planifiée et guidée par la hiérarchie de l'EI.»

Djihadistes refoulés à la frontière

Un contrôle accru de la frontière de 1600 kilomètres qui sépare la Turquie et la Syrie pourrait expliquer, en partie, le récent changement de stratégie de l'EI.

Les forces kurdes ont gagné du terrain en Syrie et bloquent désormais l'accès au pays en guerre à de nombreux candidats au djihad. «Les membres de l'EI ont remporté quelques victoires sur le terrain, mais les choses sont de plus en plus difficiles pour eux, dit Jason Burke. À une époque, ils contrôlaient 500 kilomètres de frontière. Désormais, ils n'en contrôlent plus qu'une cinquantaine. Ça fait une grosse différence. L'énergie générée par les avancées de 2014 n'est plus là. Ils entrent dans la douleur. Ils doivent résister à des forces de mieux en mieux organisées.»

Selon la BBC, «les recruteurs en ligne encouragent de plus en plus ceux qui les suivent à rester et planifier des attentats dans leurs pays respectifs plutôt que d'entreprendre un voyage risqué vers la Syrie».

Le modèle Al-Qaïda

Les attentats planifiés de Paris rappellent le mode opératoire d'Al-Qaïda à New York (2001), Madrid (2004) et Londres (2005).

Mais contrairement à Al-Qaïda, dont la stratégie était plutôt claire, l'EI est très difficile à déchiffrer, souligne Jason Burke. «On ne sait même pas si le chef Abou Bakr al Baghdadi prend les décisions ou si d'autres, plus influents, agissent dans l'ombre. On peut imaginer que l'avancée fulgurante de l'EI a été freinée» en Syrie et que le groupe tente d'étendre son influence par d'autres tactiques. «Mais peut-être aussi que ces attentats ne traduisent que l'escalade inévitable de la violence. Là-dessus, on ne peut que spéculer.»

Cela dit, pour un groupe terroriste, Al-Qaïda n'est pas nécessairement le modèle à suivre, poursuit-il. «Beaucoup de militants ont reproché à Al-Qaïda d'avoir perpétré les attentats du 11-Septembre, qui ont provoqué le renversement du régime en Afghanistan et qui ont tourné l'Occident contre eux. Il pourrait se produire la même chose pour l'EI. Les attentats de Paris risquent de provoquer un renforcement militaire et la réalisation dans le monde musulman que l'EI ne leur propose rien de bon.»

Une stratégie contre-productive

En général, la stratégie du terrorisme est contre-productive, dit Pierre-Alain Clément, chercheur en résidence à la chaire Raoul-Dandurand. «Les études montrent que plus on s'attaque à des civils, plus le résultat s'éloigne de l'objectif attendu. Les sociétés ne sont pas terrorisées, elles sont en colère, elles veulent se venger. Quand un pays est ciblé, il réagit par la force.»

Dans ce contexte, l'EI est fort probablement malavisé d'étendre ses activités terroristes en Occident, ajoute Thomas Juneau. «Plus la stratégie est globale, plus un groupe terroriste perd sa cohérence et son efficacité. Et plus il s'attire des ennemis. Ç'a été le cas d'Al-Qaïda après le 11-Septembre: le groupe a perdu énormément de sa force. Aujourd'hui, les deux groupes terroristes qui ont le plus de succès dans le monde sont le Hamas et le Hezbollah. Ils sont extraordinairement disciplinés pour restreindre l'étendue géographique de leurs actions. Cela leur permet de ne pas s'attirer plus d'ennemis qu'il ne leur en faut.»