Le 21 mai, les djihadistes du groupe État islamique (EI) ont pris le contrôle de la ville syrienne de Palmyre et de ses ruines, classées au patrimoine mondial de l'UNESCO. Une catastrophe qui aurait pu être évitée, si seulement le monde avait agi... et laissé de côté la politique, se désespère Michel Al-Maqdissi, ancien directeur des fouilles archéologiques en Syrie. Nous l'avons joint à Paris.

Q: Vous avez été le dernier archéologue à mener des fouilles à Palmyre, jusqu'au déclenchement de la révolution en Syrie, en 2011. Qu'est-ce qui en fait un site important?

R: D'abord, sa position géographique, d'un charme absolu. Pour y arriver, on doit traverser une steppe de sable et, d'un seul coup, on se retrouve face à une oasis de verdure, où les monuments datent de la période romaine. Cette oasis a longtemps relié deux mondes: celui de la Mésopotamie et celui de la Méditerranée.

De plus, l'état de conservation des monuments est excellent. Le site comporte de nombreux sanctuaires et nécropoles. C'est «l'Orient hellénisé»: on a conservé la culture orientale, en ajoutant des courants provenant de la Macédoine. Cela fait de Palmyre un site exceptionnel.

Q: Les djihadistes de l'EI ont assuré qu'ils respecteraient le site de Palmyre. Croyez-vous qu'ils tiendront promesse?

R: Le danger de destruction est bien réel. Ils disent qu'ils ne veulent pas toucher aux antiquités, mais je ne pense pas qu'ils accepteront de conserver les statues. Ils commenceront bientôt à les détruire, ou ils en profiteront pour les exporter, comme ils l'ont fait ailleurs. Les nécropoles, où se trouvent des centaines de bustes funéraires, sont très faciles à piller.

Q: Alors, les djihadistes qui ravagent les sites et les musées agissent moins par obscurantisme que par appât du gain?

R: Ils sont plus intelligents qu'on ne le pense. À Mossoul, en Irak, ils ont seulement détruit des statues qu'ils ne pouvaient pas commercialiser. Personne n'aurait acheté les lions du musée de Mossoul, parce que ces oeuvres étaient trop massives et trop connues. Ce n'est pas le cas des bustes funéraires.

Q: Croyez-vous que les collectionneurs achètent ces oeuvres en sachant qu'elles ont été pillées - et qu'elles risquent de financer les activités de l'EI?

R: Ils savent très bien. Les réseaux sont liés à des négociants et à des antiquaires en Turquie et en Europe. Les collectionneurs sont au courant, mais ils aiment posséder l'objet. Ils se moquent bien de savoir si cet objet provient d'un pillage. D'ailleurs, la plupart des antiquités que l'on trouve chez les antiquaires proviennent de pillages.

Q: Le 28 mai, l'Assemblée générale de l'ONU a adopté une résolution enjoignant aux marchands d'art de s'assurer de la provenance des antiquités. Est-ce utile?

R: Non. Les antiquaires fabriquent de faux papiers. Ils prétendent que les antiquités proviennent d'anciens collectionneurs. Ils savent très bien comment s'y prendre. Une résolution de l'ONU pour empêcher le trafic des antiquités, c'est ridicule. Si l'on voulait empêcher l'occupation de Palmyre, pourquoi n'a-t-on pas bombardé les combattants de l'EI avant qu'ils ne pénètrent dans la ville? La steppe n'est ni en montagne ni en pleine forêt; ils étaient facilement repérables!

Q: Certaines antiquités ont-elles pu être déplacées en lieu sûr avant la prise de Palmyre?

R: Plusieurs camions remplis d'antiquités du musée de Palmyre ont été envoyés à Damas. Quelques heures seulement avant l'arrivée de l'EI, deux derniers camions ont réussi à quitter la ville pour Damas, où les objets d'art ont été stockés en lieu sûr. Mais on n'a pas pu tout évacuer. Le Lion d'Allât (représentant la déesse de la guerre et de la sagesse, maîtresse des animaux sauvages) est resté sur place, devant le musée de Palmyre. C'est l'un des candidats à la destruction immédiate, parce qu'impossible à commercialiser.

Q: Jugez-vous que les archéologues syriens ont manqué de soutien de la part de la communauté internationale?

R: Oui. J'ai travaillé plus de 30 ans à la direction générale des antiquités de Syrie. Cette direction n'a jamais été politisée. Nos décisions ont toujours été basées sur la valeur scientifique de l'action archéologique. C'est une erreur fatale de conclure que, parce que cette direction dépend de la culture, donc du régime, on ne peut pas collaborer avec elle. Le directeur des antiquités ne dépend pas du régime. Et même s'il en dépendait, le patrimoine n'existe pas pour ce régime ou pour un autre. C'est une richesse mondiale.

Q: Que répondez-vous à ceux qui s'indignent du fait que le monde semble davantage s'émouvoir sur le sort de «vieilles pierres» que sur celui des victimes de la guerre en Syrie?

R: Il est vrai que les victimes sont plus importantes que les pierres. Au moment de la prise de Palmyre, tout le monde a poussé les hauts cris. Mais où est l'aide aux réfugiés? On s'en moque, on les laisse mourir. Dans cette guerre, les pierres et les hommes subissent le même destin. On prend des décisions politiques et on se fout de tout ce qui est culture, de tout ce qui est humain, de tout ce qui ne concerne pas des conquêtes et des actions militaires.