Les États-Unis sont frustrés des réticences de la Turquie à lutter contre le groupe État islamique, qui menace sa frontière avec la Syrie, mais Washington marche aussi sur des oeufs avec son allié en raison de l'explosive question kurde.

Signe également des frictions turco-américaines sur le conflit syrien, les deux gouvernements ont étalé au grand jour mercredi leur désaccord sur la sempiternelle question d'une «zone tampon» réclamée par Ankara à sa frontière avec la Syrie.

«Il y a chez les Américains de la frustration et de la colère. Mais ils voient bien en même temps que la position des Turcs n'est pas évidente. Ils savent que les Turcs ont de "bonnes raisons" de ne pas intervenir», résume Bayram Balci, du Centre d'études et de recherches internationale (Ceri) de Sciences-Po à Paris et du centre de réflexion Carnegie de Washington.

Les États-Unis, décrypte l'expert, «savent que les Turcs se méfient de chaque intervention américaine dans la région. En 1991 et en 2003 (Guerre du Golfe et d'Irak, Ndlr), cela a contribué à la régionalisation de la question kurde et les Turcs ont le sentiment que cela se fait à leur détriment».

De fait, malgré le feu vert la semaine dernière du Parlement turc à une opération militaire contre l'EI, Ankara refuse d'épauler les combattants kurdes syriens des Unités de protection du peuple kurde (YPG) qui défendent Kobané, la ville stratégique syrienne pourtant à portée de canons de l'armée turque.

Ankara juge aussi insuffisantes les frappes aériennes de la coalition internationale pilotée par les États-Unis contre l'EI et redoute de surcroît qu'elles ne renforcent le régime du président syrien Bachar al-Assad, sa bête noire.

Alors pour tenter de convaincre une Turquie réticente de participer pleinement à la bataille contre les jihadistes, l'administration américaine dépêche jeudi et vendredi à Ankara le coordonnateur de la coalition, le général à la retraite John Allen, et son adjoint Brett McGurk.

«Empêcher un massacre»

Car après trois semaines de bataille à Kobané, Washington exprime de plus en plus sa frustration face aux hésitations de l'allié turc, seul pays musulman de l'OTAN.

«Il y a de plus en plus d'angoisse devant une Turquie qui traîne les pieds pour agir afin d'empêcher un massacre à moins d'un kilomètre de sa frontière», s'est ainsi emporté dans le New York Times un haut responsable américain.

«Nous pensons clairement qu'ils peuvent faire davantage», a enfoncé la porte-parole du département d'État Jennifer Psaki, soulignant que le groupe EI représentait «une menace directe pour la Turquie».

Mais, a aussitôt reconnu Mme Psaki, Ankara a «ses propres inquiétudes», en allusion au dossier kurde qui l'empoisonne depuis des décennies.

Le refus de la Turquie d'intervenir en Syrie a déclenché de violentes émeutes pro-kurdes dans le sud-est du pays, qui ont fait au moins 21 morts.

Et Abdullah Öcalan, le chef emprisonné du Parti des travailleurs du Kurdistan, que Washington et l'UE considèrent comme un groupe «terroriste», a prévenu que la chute de Kobané signerait la fin des efforts de paix engagés il y a deux ans avec Ankara pour mettre fin à un conflit qui a fait quelque 40 000 morts depuis 1984.

En outre, la «frustration» est tout aussi forte du côté turc à l'égard de l'allié américain, relève Marina Ottaway, chercheuse au Wilson Center de Washington, rappelant que Washington «n'avait rien fait jusqu'à très récemment» en Syrie, refusant pendant trois ans d'intervenir militairement.

«On est dans une espèce de dialogue de sourds», complète M. Balci.

Les deux pays se sont d'ailleurs indirectement accrochés mercredi sur l'opportunité de créer une zone tampon entre la Syrie et la Turquie pour protéger les personnes déplacées par le conflit.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan a maintes fois plaidé pour et a reçu le soutien de son homologue français François Hollande.

Le secrétaire d'État américain John Kerry a aussi estimé que l'idée «valait la peine d'être regardée de très, très près». Mais la Maison-Blanche, le département d'État et le Pentagone ont immédiatement recadré leur ministre, affirmant qu'une zone tampon n'était «pas à l'étude pour le moment».