Les Kurdes d'Irak ont longtemps été persécutés par le régime de Saddam Hussein. Aujourd'hui, leur nouvel ennemi est le groupe armé État islamique. Personne ne sait comment cette guerre prendra fin. Mais pour les cinq millions de Kurdes, la crise représente à la fois une menace existentielle et une occasion unique de se donner, enfin, le pays dont ils rêvent depuis des décennies.

Je suis entrée pour la première fois au Kurdistan à bord d'un vieil autocar enfumé, rempli de reporters de guerre fourbus et maussades. À partir de la frontière turque, où nous avions poireauté pendant des jours, la route à travers les montagnes enneigées avait été longue et pénible.

C'était en février 2003. Personne ne savait exactement quand les États-Unis allaient frapper l'Irak de Saddam Hussein. Mais ce n'était plus qu'une question de temps. En attendant une guerre inévitable, j'ai couvert le Kurdistan sous tous les angles. Sa tragique histoire, ponctuée de trahisons, d'exodes et de résistances. Ses aspirations. Ses peurs, si profondes, presque tangibles.

Au vieux souk d'Erbil, la capitale de l'enclave kurde du nord de l'Irak, d'antiques masques à gaz datant de la Seconde Guerre mondiale s'envolaient à 10$ pièce. Les gens les achetaient même s'ils les savaient périmés. À défaut de mieux, c'était pour eux une sorte de protection psychologique.

Il y avait de quoi être terrifié. À l'époque, les Kurdes étaient convaincus que Saddam Hussein possédait bel et bien des armes de destruction massive. Et qu'il n'allait pas hésiter à s'en servir contre sa propre minorité kurde. Après tout, le dictateur avait gazé plus de 200 villes et villages kurdes à la fin des années 80. En ce temps-là, l'Occident regardait ailleurs; Saddam était encore un allié contre les ayatollahs de l'Iran.

Quand les troupes américaines ont marché sur Bagdad, le 9 avril 2003, les Kurdes ont laissé exploser leur joie dans les rues. Enfin, ils étaient libres. Mais des décennies de répression ont fait naître en eux un impérieux désir d'indépendance. Aujourd'hui, la peur est revenue sous la forme du groupe armé État islamique (EI), qui a proclamé un «califat» sur un large territoire de l'Irak, directement au sud de la frontière du Kurdistan. Et avec la peur, le vieux rêve d'indépendance kurde a refait surface.

Quand je suis retournée à Erbil, à la mi-septembre, je n'ai pas reconnu la ville. Le vieux souk a fait place à de luxueux centres commerciaux. L'horizon est obstrué par un enchevêtrement de grues. On construit des autoroutes, des tours de bureaux, des quartiers entiers de villas aux cours gazonnées. Les kebabs du coin de la rue ont été éclipsés par des cafés branchés où les préposés à l'entretien sont invariablement bangladais ou népalais.

Erbil est en plein essor, transformé par l'argent du pétrole. Rien à voir avec Bagdad, la chaotique capitale de l'Irak, à 400 kilomètres au sud. Le Kurdistan est un rare success story dans un pays en ruine, déchiré par les violences et les conflits sectaires. La région autonome est prospère, séculière et pro-occidentale: un rêve pour les États-Unis, dans un pays où tout le reste a tourné au cauchemar.

«Le Kurdistan fonctionne bien», a déclaré le président Barack Obama au magazine Time, en septembre, pour justifier les frappes américaines visant à freiner l'avancée du groupe État islamique sur le territoire kurde du nord de l'Irak. «Il y existe une tolérance religieuse que nous aimerions voir ailleurs. Alors, je pense qu'il est important de s'assurer que cet espace soit protégé.»

Si Washington veut sauver le Kurdistan, il n'est pas certain que le Kurdistan soit encore prêt à sauver l'Irak de la désintégration. Pendant 11 ans, les Kurdes se sont prêtés au jeu. Ils ont participé à la création et au fonctionnement de l'État fédéral. Mais ils sont à bout de patience. En juillet, le président du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), Massoud Barzani, a annoncé la tenue prochaine d'un référendum sur l'indépendance. «Le temps est venu de décider de notre destin, a-t-il déclaré. Nous ne devrions pas attendre que les autres décident pour nous.»

S'il y avait un référendum, plus de 90% des Kurdes voteraient en faveur d'un pays bien à eux, assure Bahman Hussein, ancien ministre du Parlement régional. Mais c'est loin d'être chose faite. Les Kurdes se heurtent non seulement à la résistance de Bagdad, mais aussi à celle de Washington, qui craint que l'indépendance du Kurdistan ne déstabilise toute la région en ravivant le rêve sécessionniste des minorités kurdes de la Turquie et de l'Iran.

«Chaque nation a le droit de tenir un référendum sur sa destinée, dit M. Hussein. Les Québécois et les Écossais l'ont fait. Pour le moment, toutefois, les Kurdes en sont empêchés pour des raisons géopolitiques.» Mais ils ont appris à être patients, ajoute-t-il. «Quand j'étais enfant, j'ai vu des Kurdes se faire massacrer. Aujourd'hui, je suis vieux et je vois encore des Kurdes se faire massacrer. Notre objectif a toujours été l'indépendance. Nous avons fait tous ces sacrifices pour l'atteindre. Et un jour, nous allons y arriver.»

55 milliards de barils d'or noir

En février 2014, le Canada a ouvert un premier bureau commercial en Irak. Non pas à Bagdad, mais bien à Erbil. Un choix logique: depuis la chute de Saddam, des sociétés pétrolières canadiennes comme WesternZagros et Talisman ont investi 750 millions de dollars au Kurdistan... et pas un sou dans le reste de l'Irak.

Pendant que dans le Sud, le pays se désagrège, dans le Nord, c'est la ruée vers l'or noir. Le Kurdistan est assis sur 55 milliards de barils de pétrole; le quart des réserves irakiennes. Pas étonnant que les investisseurs s'y bousculent. «Notre conseiller commercial reçoit un appel par jour de la part de sociétés canadiennes intéressées à travailler en Irak, souligne l'ambassadeur, Bruno Saccomani. Ce n'est pas seulement pour le Kurdistan, mais je dois avouer que cette région a une longueur d'avance sur les autres.»

Le Kurdistan, qui produit 200 000 barils par jour, se passe bien de l'accord de Bagdad pour signer des contrats avec des entreprises étrangères et pour vendre son brut sur le marché international. De plus en plus, la région agit comme un État de facto. Et cela enrage Bagdad, qui considère que les Kurdes s'enrichissent en volant les ressources naturelles du pays.

«Jusqu'à maintenant, les contrats ont été signés avec le Kurdistan, mais avec la pleine connaissance du gouvernement central à Bagdad», affirme M. Saccomani. Or, «pleine connaissance» ne veut pas dire approbation. «Ces entreprises n'ont pas le droit de travailler sur le sol irakien, en violation avec les lois irakiennes, sans l'accord du gouvernement irakien», a tempêté le ministre irakien du Pétrole, Hussein Shahristani, dans une récente interview au New Yorker.

Bagdad menace de poursuivre les sociétés pétrolières qui investissent au Kurdistan. En février, l'État central a aussi cessé de verser tout paiement au GRK, le privant de la majorité de ses revenus et le plongeant, du même coup, dans une crise financière majeure. Depuis, les 55 000 fonctionnaires de la région n'ont pas reçu de salaire. La crise a exposé au grand jour les limites du Kurdistan et son incapacité à gérer, pour le moment, sa propre économie.

Vie nouvelle

Avant de quitter le Kurdistan, j'ai rendu visite à Aram Saeed, qui m'avait servi d'interprète sur la ligne de front contre l'armée de Saddam, en 2003. Je lui ai donné rendez-vous au café de l'hôtel Sulaimani Palace. À l'époque, c'était l'immeuble le plus imposant de Souleimaniye, le seul qui s'élevait à l'horizon de la ville. Onze ans plus tard, j'ai eu du mal à le retrouver; l'hôtel avait l'air d'un bunker recroquevillé entre de hautes tours vitrées.

Nous avons opté pour le bistro d'en face, fauteuils de cuir et déco épurée. Devant un espresso, Aram Saeed m'a raconté comment sa vie avait changé. Fondateur de l'Institut kurde-français de Souleimaniye, il a organisé des échanges culturels, voyagé d'un bout à l'autre de l'Europe. «Je n'aurais jamais pu faire ça avant 2003. La vie n'était pas facile.» Ses enfants, aujourd'hui adolescents, parlent un anglais parfait, mais pas un mot d'arabe. Ils font partie d'une génération qui n'en a plus rien à faire de Bagdad.

J'ai fait mes adieux au Kurdistan en franchissant la douane de l'aéroport international d'Erbil, un bâtiment moderne à l'architecture colossale, d'un blanc immaculé. En posant le pied dans l'appareil de Turkish Airways, le vieil autocar enfumé de février 2003 n'était plus qu'un lointain souvenir.

Armer les Kurdes, à quel prix?

Dans la nuit du 7 août dernier, une panique monstre s'est emparée d'Erbil, la capitale du Kurdistan irakien. Les combattants du groupe État islamique (EI) venaient de prendre le contrôle de Makhmour et de Gwer, à 25 kilomètres au sud-ouest. Pendant que les habitants fuyaient Erbil en masse, Bruno Saccomani et son équipe se frayaient un chemin en sens inverse, jusqu'au coeur de la ville assiégée.

«Les gens étaient très nerveux. Si les postes de contrôle autour de la ville n'avaient pas résisté aux attaques, les forces de Daesh (EI, en arabe) auraient pu entrer au centre d'Erbil en 45 minutes», raconte l'ambassadeur du Canada en Jordanie, également responsable de l'Irak.

En ces jours du mois d'août, les soldats kurdes, appelés peshmergas, battaient en retraite. D'une ville à l'autre, ils accumulaient les défaites face à des djihadistes armés de chars d'assaut, de mitrailleuses et d'autres équipements militaires modernes abandonnés par l'armée irakienne en déroute.

Comble d'ironie, l'arsenal sophistiqué saisi par les terroristes avait d'abord été fourni par les États-Unis, qui ont dépensé des milliards pour reconstruire l'Irak et son armée après la chute de Saddam Hussein.

Ç'a été un échec tragique. Et une fois de plus, Washington s'est résigné à retourner au combat en terre irakienne. Dès le 8 août, des frappes américaines lancées en catastrophe contre les positions de l'EI autour d'Erbil ont fait tourner le vent au profit des forces kurdes. Dans les jours suivants, les peshmergas ont repoussé les djihadistes de Mahmour et de Gwer, en plus de reprendre une vingtaine de villages des environs. Mais l'EI ne s'est pas volatilisé pour autant. La ligne de front s'étend aujourd'hui sur plus de 1000 kilomètres.

Soutien canadien aux peshmergas

Après sa visite à Erbil, en août, Bruno Saccomani a recommandé de toute urgence à Ottawa «la participation de nos forces en soutien aux peshmergas, pour maintenir une zone sécuritaire au Kurdistan, où les gens persécutés par Daesh peuvent se réfugier», a expliqué l'ambassadeur joint au téléphone à Amman, en Jordanie.

La mission des 69 soldats canadiens, qui agissaient en tant que «conseillers militaires», se termine aujourd'hui. Mais le gouvernement Harper a annoncé hier que le Canada prendra part à la lutte internationale contre l'EI, en déployant des avions de combat CF-18 pour les six prochains mois.

Il n'y aura pas de troupes au sol. Comme les États-Unis et les autres pays alliés, le Canada s'en remet aux forces kurdes pour éradiquer l'EI du nord du pays. Pour y arriver, plusieurs alliés n'hésitent pas à armer les peshmergas, qui se plaignent de n'avoir que de vieilles kalachnikovs pour affronter un ennemi férocement idéologique et autrement mieux équipé.

Mais la stratégie occidentale comporte des risques. Les armes livrées aux forces kurdes, sans passer par Bagdad, pourraient un jour servir à une guerre d'indépendance contre l'État central, craignent de nombreux observateurs. Déjà, l'Irak semble au bord de la dislocation. Pour les Américains, qui tentent depuis 11 ans de reconstruire une nation sur les ruines de ce pays, la séparation du Kurdistan représenterait un l'échec ultime.

Mais cette inquiétude a été balayée par l'urgence d'empêcher les militants de l'EI d'envahir le Kurdistan, où se sont réfugiés plus d'un million d'Irakiens terrifiés depuis le début de l'année. Face aux atrocités commises par les djihadistes, il fallait agir. Quitte à s'inquiéter plus tard des conséquences à long terme.