Un char d'assaut roule dans la petite bourgade de La Goulette, une mignonne ville bleu et blanc nichée en bord de mer, à quelques kilomètres de la capitale tunisienne. Bien loin de fuir de l'autre côté, une femme s'approche du véhicule militaire et salue les soldats.

Cette scène se répète à l'infini ces jours-ci en Tunisie. On donne aux soldats des fleurs ou des sucreries, on les acclame et les applaudit sur leur passage. «C'est simple. Sans l'armée, on n'aurait jamais pu se débarrasser de Ben Ali», a expliqué hier Mohamed Ikbel, employé de banque, alors qu'il regardait s'éloigner un véhicule blindé.

Le peuple tunisien a une relation assez particulière avec son armée, qui, durant la dictature du président Zine el-Abidine Ben Ali, a gardé ses distances du pouvoir.

Dans les dernières semaines, l'armée a refusé d'obéir lorsqu'elle a reçu l'ordre de tirer sur les foules qui manifestaient contre le chômage, la corruption et la vie chère un peu partout au pays. Tous les détails des instants qui ont précédé le départ de Ben Ali ne sont pas encore connus, mais on sait d'ores et déjà que c'est l'armée qui lui a montré la porte.

La police, qui a des effectifs monstres en Tunisie - quelque 250 000 agents - ne bénéficie pas du même soutien populaire. «Au cours des ans, la police a montré sa brutalité. Ben Ali était un policier à la tête d'un régime policier. L'armée, elle, a toujours su rester proche de la population», continue M. Ikbel.

La plupart des Tunisiens sont aussi convaincus que seule l'armée peut les débarrasser des groupuscules qui sèment la terreur, que l'on croit constitués de fidèles de l'ancien régime. Hier encore, à La Goulette, lors du passage de La Presse, les soldats ont eu raison de tireurs cachés dans un édifice à logements.

La sympathie des Tunisiens pour leurs forces armées en pousse plusieurs à leur prêter main-forte. Tous les deux coins de rue, des groupes de civils sans entraînement armés de simples bâtons et de matraques, inspectent les véhicules à la recherche d'insurgés. S'ils en attrapent, ils appellent les soldats à la rescousse.

D'État policier à régime militaire?

Malgré l'omniprésence de l'armée dans les rues, les Tunisiens que nous avons interrogés sont presque unanimes à croire que l'armée ne tentera pas de prendre le pouvoir et rentrera dans le rang lorsque son travail sera terminé. L'expérience passée, notent-ils immanquablement, est pour le moment leur gage de confiance.

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Une révolution de jasmin

Le mouvement populaire qui a mené à la chute du président tunisien est depuis quelques jours appelé par plusieurs «la révolution de jasmin». La fleur est un des emblèmes du pays, dont elle embaume les rues les soirs d'été... mais pas en ce moment alors que l'hiver tunisien bat son plein. L'expression, qui fait un clin d'oeil à la révolution des roses en Géorgie et des oeillets au Portugal, est l'invention d'un journaliste tunisien et a été vite reprise par les médias étrangers (dont La Presse). Des critiques rappellent que cette «révolution» a débuté après qu'un jeune homme se fut immolé par le feu devant la préfecture de Sidi Bouzid. Un désespoir, disent-ils, qui ne fait pas dans les fleurs.