David Huin-Delacoux fait face à un dilemme. La majorité des habitués de son casse-croûte sont des jeunes d'origine maghrébine qui sirotent leur café pendant des heures. Et dont la seule présence fait fuir d'autres clients, potentiellement plus lucratifs.

Le jeune patron n'a pas envie de refuser Issam ou Mohamed à son petit resto qui sert des crêpes, des omelettes et des sandwichs gigantesques. Il n'en a d'ailleurs pas le droit. En même temps, il aimerait attirer une clientèle plus riche.

«Je ne peux pas me permettre de perdre du chiffre d'affaires, dit-il. Je me sens pris entre deux feux.»

Bienvenue à Saint-Gilles, petite ville du Gard, dans le Midi de la France. Avec ses 14000 habitants, ancrés au milieu d'une région agricole où l'on cultive la vigne, le riz et les abricots, Saint-Gilles n'est pas tout à fait le genre d'endroit auquel on pense quand on cherche des exemples de tensions raciales.

Pourtant, celles-ci sont omniprésentes dans les propos de ses habitants, qui ont accordé plus de 35% de voix à Marine LePen au premier tour de la présidentielle.

Sur la carte politique de la France, telle que dressée par le journal Libération, le département du Gard forme l'unique tache noire au milieu d'une mosaïque rose et bleue : c'est le seul à avoir placé la candidate du Front national en tête, au premier tour de la présidentielle. Et c'est à Saint-Gilles que les électeurs de Marine LePen ont été proportionnellement les plus nombreux.

Quand on interroge les habitants de Saint-Gilles sur les raisons de ce vote, les réponses ne se font pas attendre. «Y en a marre de payer pour des étrangers», dit Florence Dominguez, propriétaire d'une chambre d'hôte et d'un verger d'abricots, à cinq kilomètres du centre-ville.

«Ici, il y a un fort ressentiment contre les étrangers, et il est justifié», opine Tonino Ruiu, qui me guide dans les rues étroites de la ville.

«Il suffit de voir les cafés pleins d'immigrés qui ne foutent rien. Certains ont pourtant de belles autos.»

Les deux citent des événements qui détruisent, selon eux, le caractère paisible de cette petite ville médiévale, célèbre pour son église romane située sur la route de Saint-Jacques-de-Compostelle.

Chacun, ici, a son histoire de cambriolage à raconter. Parfois, les jeunes beurs arrêtent leur auto au milieu de la rue et font jouer la musique à tue-tête. Ça dérange.

Les fauteurs de troubles existent, mais ils constituent une petite minorité, une trentaine tout au plus, dit Daniel Aniort, premier adjoint du maire de Saint-Gilles.

Mais pour Florence Dominguez, c'est plutôt le contraire: «Certains des immigrés sont civilisés, mais ils sont rares, à peine 5%.»

Une main-d'oeuvre bon marché

Comme d'autres villes du Sud, Saint-Gilles a accueilli de nombreux Français rapatriés après l'indépendance de l'Algérie, dans les années 60. C'est un terreau propice au Front national. «Certains d'entre eux n'ont pas encore guéri de la guerre d'Algérie», dit Michel Crespy, sociologue à l'Université Montpellier-III.

Algériens et Marocains ont suivi dans les années 70, pour travailler dans les vignobles et les rizières.

Cette première génération s'est peu à peu installée dans un quartier de HLM, Sabatot. Les cas problématiques, ce sont leurs enfants, nés en France, souvent peu éduqués, et héritiers d'une identité confuse.

Leurs relations avec le reste de la population sont complexes. Les ponts sont loin d'être complètement coupés. «Il y a des gens qui jouent aux boules avec eux, et après, ils votent pour le Front national», dit Christian Ciuro, propriétaire du restaurant le plus coté à Saint-Gilles.

Abdel, 26 ans, a quitté son Maroc natal pour Saint-Gilles il y a 10 ans. Il cumule des petits boulots payés au SMIC - le salaire minimum.

Il dit sentir l'hostilité à son endroit dans les rues de la ville. «Si j'arrête quelqu'un pour poser une question, souvent, on ne me répond pas.»

«C'est vrai qu'il y a beaucoup de jeunes qui traînent dans les rues, et ça donne une mauvaise image, mais il n'y a rien d'autre à faire ici!»

Mais pour le sociologue Michel Crespy, toute cette histoire de tensions raciales n'est qu'un prétexte pour justifier le vote d'extrême droite. La vraie raison est ailleurs. Et elle est économique.

Le Gard est une région pauvre, très pauvre: elle se classe en avant-dernière position en matière de revenus moyens. Les agriculteurs en arrachent. La majorité de la population est inactive et le taux de chômage est de 14% - quatre points de plus que la moyenne.

«Quand on regarde la carte du chômage en France et celle du vote pour le Front national, on constate que les deux coïncident», souligne Michel Crespy.

Si Marine LePen a récolté autant de voix dans le Gard, c'est en raison d'un «vote de pauvres, qui se sentent abandonnés par Paris». Des pauvres qui ont voulu exprimer leur mécontentement.

À Saint-Gilles comme ailleurs, les immigrés ont le dos large.