À la sortie du bureau de Nawoon Marcellus, candidat au Sénat pour le parti INITE du président sortant René Préval, des femmes jouent les groupies en scandant «Chico,Chico!»

Leur joie exubérante tranche avec les mines patibulaires de la vingtaine d'hommes qui ont assisté à notre rencontre avec un des politiciens les plus en vue au Cap-Haïtien, deuxième ville du pays.

«Il va nous sauver, il va nous rendre riches», crie une des femmes, Yvenie, en frappant dans ses mains. Une de ses compagnes ouvre son sac à main, à l'intérieur duquel nous avons la surprise d'apercevoir une bonne cinquantaine de cartes d'identité indispensables pour aller voter le 28 novembre.

«Nous sommes une association de femmes et tous ces gens sont avec nous!» affirme fièrement la propriétaire du sac, qui ne semble pas consciente du fait que son butin n'est pas tout à fait régulier.

Nawoon Marcellus, un bel homme au sourire à faire craquer le coeur des filles, nous a reçus dans une pièce de la maison familiale qui lui sert de bureau électoral, au centre de la ville. «C'est à l'État et non aux ONG qu'appartient la responsabilité de venir en aide au peuple, notre pays souffre d'une faible structure économique et sociale», a-t-il plaidé avec éloquence.

Mais au-delà de ses beaux discours, cet ancien maire et député est aussi une sorte de roi du département du Nord. Il a ses influences partout. Comme le résume Yvenie, sur un ton admiratif: «Quand on est malade, il nous fait conduire à l'hôpital, quand quelqu'un meurt, il s'occupe des funérailles, et quand quelqu'un est en prison, il s'arrange pour le faire sortir.»

Il faut dire que Nawoon Marcellus a un lourd passé. Selon le Réseau national de défense des droits humains, il s'est fait révoquer son visa américain à cause de soupçons de trafic de drogue. Le même organisme lui reproche d'avoir été mêlé à des actes de vandalisme contre une station de radio, il y a cinq ans.

Un personnage haut en couleur, donc. Mais revenons à ce sac bourré de cartes d'identité. Au cours des derniers jours, nous avons demandé à une bonne dizaine de personnes comment on pouvait interpréter le fait que des partisans d'un candidat se baladent avec des tas de cartes d'identité entre les mains. Tous évoquent un scénario similaire, qui fonctionnerait grosso modo comme suit: certains candidats envoient des émissaires dans les quartiers populaires pour recueillir les cartes électorales, en échange de ce que l'on appelle ici des «avantages». Un peu d'argent. De la nourriture. Des promesses d'aide. Les besoins des électeurs sont sans fond.

Oui, mais pourquoi recueillir les cartes? «Pour empêcher ces gens d'aller voter, ou pour faire voter quelqu'un à leur place», résume le journaliste Cyrus Sibert, du Cap-Haïtien.

Pluie de critiques

Le trafic de cartes? «Oui, j'en ai entendu parler, il y a des rumeurs à ce sujet», reconnaît Jean François Alexis, responsable des communications à l'Office national d'identification (ONI), qui délivre les fameuses cartes, quand on lui parle de notre découverte.

«Vous avez VRAIMENT vu ça? Ah bon... Pourtant la carte, c'est la responsabilité de chaque citoyen», dit-il, stupéfait.

Jean François Alexis ne croit pas qu'il soit facile de faire voter quelqu'un avec une carte qui n'est pas la sienne. Après tout, les cartes d'identité comportent une photo. Et puis, les électeurs qui ont voté doivent tremper leur pouce dans de l'encre. Impossible de voter une deuxième fois.

Encore faut-il que le personnel des bureaux électoraux soit vigilant. Or, au cours des derniers jours, la Commission électorale provisoire, qui supervise le processus électoral, a été la cible d'une tempête de critiques.

Les reproches viennent de partout: le Sud, le Nord, le Plateau central. Dans plusieurs bureaux de scrutin, la Commission aurait modifié les listes de superviseurs, de manière à écarter les représentants des partis de l'opposition et à favoriser les gens proches du régime.

Un exemple: à Miragoâne, au sud-est de Port-au-Prince, des allégations de manipulation des listes de superviseurs ont causé un début d'émeutes, lundi matin. Des hommes ont brûlé des pneus et érigé des barricades pour protester contre la composition du personnel dans quelques bureaux de vote.

Les voix critiques ne viennent pas uniquement de l'extérieur. Dans un coup de théâtre survenu cette semaine, une des membres du Conseil électoral provisoire, Ginette Chérubin, a accusé sa propre organisation d'être à l'origine du traficotage de listes. Elle a eu la surprise de s'apercevoir que la liste définitive de superviseurs pour la région du sud-est du pays ne correspondait pas du tout à celle qu'elle avait déjà en sa possession.

«Je suis choquée», a dit Ginette Chérubin dans une déclaration à la radio. Selon elle, la nouvelle liste émane de la Commission électorale elle-même, un organisme qui s'est souvent fait accuser de marcher main dans la main avec le pouvoir.

«Nous favorisons les critères de performance, d'ancienneté et de proximité du bureau de vote», explique le porte-parole de la Commission électorale, Richardson Dumel, quand on lui demande de commenter les allégations de fraude.

Selon lui, les superviseurs sont choisis parmi ceux qui ont exercé ce rôle lors d'élections précédentes. Quant à ceux qui ont été écartés, ils avaient des «rapports disciplinaires défavorables», assure-t-il. Ce qui ne l'empêche pas d'admettre qu'il y a «de faux bulletins et de faux procès verbaux en circulation». Où? Combien? Il ne le sait pas.

Le directeur du registre national, Philippe Augustin, est plus précis: il s'attend à ce qu'il y ait «de la fraude partout», selon une déclaration faite cette semaine.

La fraude électorale est endémique en Haïti. «Chez nous, c'est surtout lors du décompte des votes que cela se passe», explique Frantz Duval, rédacteur en chef du principal quotidien de Port-au-Prince, Le Nouvelliste. D'où l'importance de contrôler le personnel électoral.

Chaque jour apporte son lot de nouvelles troublantes. Mardi, la radio Kiskeya révélait l'existence de deux listes électorales. L'une émane de l'Office d'identification nationale, l'autre du Conseil électoral provisoire. La seconde compterait 71 039 électeurs de plus que la première. D'où vient cet écart? Mystère.

Élection ou sélection?

Tous ces incidents n'empêchent pas le chef de la mission de l'ONU en Haïti, Edmond Mulet, d'assurer que tout se passe très bien. «Le climat est apaisé, tranquille, serein et sans violence dans les circonstances haïtiennes», a-t-il assuré en conférence de presse hier.

Pourtant, dans la rue, cet optimisme est inexistant. Et les soupçons de fraude font monter la tension, à la veille d'un vote où le régime du président René Préval se sent menacé. Ils alimentent aussi le scepticisme des électeurs, qui sont nombreux à résumer le processus électoral par un seul mot: magouille.

«Notre pays est entre les mains de gens immoraux», dénonce Jean Pierre Frécher, organisateur communautaire dans le quartier Carrefour Feuilles, un des plus ravagés par le séisme du 12 janvier.

«Beaucoup d'argent est gaspillé pour que Jude Célestin (le candidat appuyé par le régime) gagne les élections, et pendant ce temps, la population n'a rien», déplore-t-il.

Mêmes commentaires à la «Faculté libre», une petite place aménagée sous un arbre d'acajou, en plein camp de déplacés du Champ-de-Mars, où des hommes ont l'habitude de se rassembler pour discuter. Le jour de notre passage, le scrutin de dimanche ne leur inspirait rien de bon: «Les élections, c'est une perte de temps, de la magouille.»

À la faculté des sciences humaines de l'Université d'État d'Haïti, les étudiants sont tout aussi désabusés. «La politique traditionnelle est totalement corrompue», dénonce l'un d'entre eux.

Pour résumer les choses, Jean Pierre Frécher lance une phrase que l'on entend beaucoup ces jours-ci en Haïti: «Ce n'est pas une élection, mais une sélection!