Endoctrinés par des imams radicaux, de plus en plus de jeunes Tunisiens rejoignent les rebelles syriens. Rongées par l'inquiétude, leurs familles accusent le gouvernement de ne rien faire pour empêcher cet exode.

Deux semaines après être arrivé à Montréal pour y étudier dans un collège privé, Ahmed a écrit à sa mère, en Tunisie, l'informant qu'il allait rendre visite à un copain à Chicoutimi. Il ne fallait pas qu'elle s'étonne de rester sans nouvelles de lui pendant quelques jours.

Mais le jeune homme de 21 ans n'a jamais mis les pieds au Saguenay. Quand il a quitté son appartement de la rue d'Iberville, c'est pour s'envoler vers la Turquie, d'où il a rejoint les rebelles syriens combattant le régime de Bachar al-Assad.

Ahmed a quitté le Canada à la fin février. Depuis, ses parents se morfondent. Même s'il leur téléphone régulièrement, ils n'ont pas la moindre idée de l'endroit où il se trouve, ni de ce qu'il y fait, ou avec qui.

Au téléphone, il leur répète qu'il a «donné sa parole» et qu'il ne rentrera pas en Tunisie. Ils ont l'impression qu'il est surveillé et n'ose pas parler librement.

Pour tromper son angoisse, sa mère se raccroche au moindre signe d'espoir. «Il est calme, je n'entends jamais de tirs quand il m'appelle, peut-être qu'il se trouve dans un camp d'entraînement», se raisonne-t-elle.

Mais parfois, l'inquiétude prend le dessus: «Mon fils ne peut pas se battre, il a les pieds plats, et il porte des lunettes!»

Elle n'est pas la seule mère tunisienne à se ronger les sangs parce que son garçon est parti faire la guerre dans ce pays qui n'est pas le sien. Ils sont des centaines, et peut-être même quelques milliers, à avoir répondu à l'appel du djihad, souvent sans le moindre avertissement, laissant derrière eux des familles atterrées.

Le phénomène a pris une telle ampleur que les parents de ces jeunes viennent de créer une association appelant le gouvernement tunisien à tout faire pour freiner l'exode, rapatrier leurs enfants et les aider à réintégrer la société.

Ils demandent même que la Tunisie mette sur pied un centre de réadaptation où ces jeunes adultes, une fois rentrés au pays, recevraient des soins psychologiques. Surtout, ils supplient le gouvernement de ne pas mettre leurs fils en prison, à leur retour au bercail.

«Nos enfants ne sont pas des terroristes professionnels, ils ont été manipulés par des extrémistes religieux», dit l'un des membres de l'Association de secours aux Tunisiens à l'étranger.

Pour l'instant, l'association regroupe une quarantaine de familles. J'ai rencontré trois pères et un frère de djihadistes tunisiens, dans un café de Tunis. Leurs histoires se ressemblent, à quelques détails près. Ce sont des histoires d'étudiants dont la vie a basculé depuis le soulèvement tunisien de janvier 2011, qui a débarrassé le pays de la dictature du président Ben Ali. Mais qui a du même coup libéré les islamistes radicaux, réprimés par l'ancien régime.

Ils ont pu quitter les prisons et prendre le contrôle de centaines de mosquées.

Au fil des semaines, ces parents ont vu leurs fils changer. Ils sont devenus plus pieux, se sont laissé pousser la barbe. Certains ont planifié leur départ pendant des mois, sans rien dire à leurs proches. Puis, un jour, ils ont jeté quelques vêtements dans un sac et sont partis pour la Syrie.

«Ces jeunes sont victimes d'un réseau de traite de chair humaine», dénonce Badis Koubakji, avocat de l'association des familles des djihadistes. Même si, officiellement, le gouvernement tunisien, dominé par les islamistes modérés du mouvement Ennahda, demande à leurs jeunes compatriotes de ne pas rejoindre les rebelles, dans les faits, il ne fait rien pour décourager ces départs, dénonce le juriste.

Au cours des dernières semaines, les médias tunisiens ont publié les noms de quelques-uns de ces combattants. Depuis, plusieurs d'entre eux ont cessé d'appeler leurs parents.

La famille du jeune djihadiste qui a fait escale à Montréal avant de partir pour la Syrie a préféré témoigner anonymement, pour ne pas risquer de perdre contact avec lui. Nous avons convenu de l'appeler Ahmed. Disons que sa mère s'appelle Mounira.

Lavage de cerveau

Quand elle a su que son fils était parti pour la Syrie, Mounira était choquée. Mais pas surprise.

Ça faisait deux ans qu'Ahmed dérivait vers un discours religieux de plus en plus intransigeant. Dyslexique, plus fragile que ses deux soeurs, le garçon avait été recalé au bac, en 2011. Un échec après lequel il s'est progressivement tourné vers la religion.

À l'époque de Ben Ali, les mosquées n'étaient ouvertes que pour les prêches. Après la chute du régime, de nouveaux imams ont pris possession des lieux. Parmi eux, il y avait des salafistes: ces musulmans radicaux qui prônent un retour aux pratiques de l'époque de Mahomet.

Leurs mosquées ont ouvert leurs portes jour et nuit. Et c'est dans une de ces mosquées, dans la ville de Jendouba, au nord de Tunis, qu'Ahmed a trouvé sa nouvelle voie.

Il a commencé par harceler ses soeurs, pour qu'elles fassent leurs prières, et sa mère, pour qu'elle porte le voile. De temps en temps, il affirmait que grâce à lui, toute sa famille irait au paradis.

«C'est ici, en Tunisie, qu'il a subi son lavage de cerveau. Ces mosquées, il faudrait les fermer entre les prêches!», dénonce Mounira.

Inquiète, elle a supplié son fils de ne pas partir en Syrie sans l'avertir. Elle a cherché une autre voie pour lui. Et elle est tombée sur ce collège privé à Montréal. Mais c'était trop tard.

Mounira ne sait plus où donner de la tête pour récupérer son enfant. Elle a consulté un psychiatre, qui lui conseille de ne pas le confronter, de sorte qu'il sache qu'il est toujours bienvenu à la maison. «Au téléphone, je ne fais pas pression, je veux qu'il prenne ses décisions lui-même.» Elle lui envoie tous les jours des messages par Facebook, le suppliant de ne pas oublier les valeurs familiales. Elle veut «faire contrepoids» à son endoctrinement.

«Mon fils est un enfant normal, éduqué, de bonne famille.» Un jeune adulte qui a été déçu par un échec scolaire. Et qui, sous prétexte d'amener sa famille au paradis, lui inflige une angoisse d'enfer.

Certains détails permettant d'identifier la famille ont été modifiés.

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Un phénomène qui s'accélère

Ce n'est pas d'hier que de jeunes Tunisiens opposés à Bachar al-Assad prennent les armes aux côtés des rebelles syriens. Mais ce qui n'était d'abord qu'un phénomène spontané et informel s'est transformé au cours des derniers mois en un mouvement plus massif, dit Ahmed Manaï, ancien opposant tunisien qui a participé à une mission d'observation arabe en Syrie.

Selon lui, le coup d'accélérateur a été donné en décembre 2012, quand différentes organisations des Frères musulmans ont conclu un accord pour soutenir la rébellion syrienne. Le parti Ennahda, le mouvement islamiste modéré qui domine l'actuel gouvernement tunisien, est proche des Frères musulmans. Ce parti dit ne pas encourager les jeunes à partir en Syrie, mais ne pas pouvoir non plus les en empêcher.

En s'affichant publiquement au cours des dernières semaines, les parents qui attendent le retour des djihadistes ont forcé le gouvernement à réagir avec plus de force. Fin mars, celui-ci a annoncé la mise sur pied de «cellules de crise» pour enquêter sur les groupes terroristes et les réseaux de recrutement vers la Syrie.

Même Ansar al-Sharia, la principale organisation salafiste en Tunisie, appelle les jeunes à ne pas s'enrôler en Syrie. Mais certains imams se réclamant de la même mouvance leur disent précisément le contraire.

«J'attends mon passeport pour pouvoir partir en Syrie», dit un de ces prédicateurs, qui s'est rasé la barbe pour ne pas trop faire peur aux douaniers. Il avoue que dans ses prêches, il incite les jeunes musulmans à rejoindre les rebelles syriens.

Difficile de dire avec exactitude combien de Tunisiens ont déjà répondu à cet appel. Selon le spécialiste des mouvements salafistes tunisiens, Fabio Merone, ils seraient un millier. En octobre, un rapport de l'International Crisis Group estimait leur nombre à 2000. Le gouvernement tunisien, lui, minimise le phénomène et évoque quelques centaines de djihadistes.

Les recrues tunisiennes ne se retrouvent pas toujours au front. Certains de ces soldats d'Allah sont affectés au «djihad informatique», ou à d'autres tâches logistiques.

Chose certaine, une fois en Syrie, peu de djihadistes ont pu rebrousser chemin pour rentrer à la maison. Un des rares à avoir été rapatriés est un jeune homme handicapé, qui se déplace en fauteuil roulant et qui reste muet sur ces conditions de vie en Syrie.